Mgr Athanasius Schneider.
Par Jeanne Smits (Le blog de Jeanne Smits)
Mgr Athanasius Schneider a livré à Diane Montagna, qui a mené les entretiens rassemblés dans le récent livre Christus Vincit, ses réflexions sur l’encyclique Fratelli Tutti, dont il met en évidence le naturalisme qui côtoie quelques expressions fortes, dépassant son « horizon naturaliste étroit ». Qu’il s’agisse des références trompeuses à saint François ou des emprunts au vocabulaire maçonnique, Mgr Schneider n’hésite pas à souligner les faiblesses d’un texte qui oublie la centralité du Christ et le véritable but de la vie humaine qui ne se résume pas au bien-être ici-bas.
Je vous propose ci-dessous ma traduction de cet entretien, parue en exclusivité sur le site anglophone The Remnant et validée par Mgr Schneider. — J.S.
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Diane Montagna : Excellence, quelle impression générale vous a laissée la nouvelle encyclique du pape François, Fratelli Tutti ?
Mgr Schneider : Cette nouvelle encyclique donne l’impression générale d’être une instruction bavarde sur l’éthique de la coexistence pacifique fondée sur les mots clefs « fraternité » et « amour », entendus dans une perspective fortement temporelle et hautement politique, afin de « faire renaître un désir universel d’humanité » (Fratelli Tutti, n° 8). Bien que l’encyclique ait recours à des passages clefs de l’Évangile, comme la parabole du Bon Samaritain (voir Luc 10, 25-37) et les paroles du Christ lors du Jugement dernier, où Il s’identifie avec les personnes dans le besoin comme « le plus petit d’entre les miens » (voir Mt 25, 40), elle en applique néanmoins le sens dans une perspective plus humaniste, propre au monde d’ici-bas. Dans l’ensemble, l’encyclique manque d’un horizon clairement surnaturel ; elle ne fait aucune référence à des mots tels « surnaturel », « Incarnation », « Rédempteur », « Pasteur », « évangélisation », « baptême », « filiation divine », « pardon divin des péchés », « salvifique », « éternité », « ciel », « immortel », « Royaume de Dieu » ou « du Christ ».
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Tout en affirmant de façon louable que « le Christ a versé son sang pour tous et pour chacun, raison pour laquelle personne ne se trouve hors de son amour universel » (n° 85), l’encyclique réduit ensuite malheureusement le sens de la rédemption surnaturelle à la perspective nébuleuse et séculière d’une « communion universelle ». On peut y lire ceci : « C’est de là que surgit “pour la pensée chrétienne et pour l’action de l’Église le primat donné à la relation, à la rencontre avec le mystère sacré de l’autre, à la communion universelle avec l’humanité tout entière comme vocation de tous” » (n° 277). Mais la primauté doit être donnée, dans toutes les relations humaines, à la rencontre avec Jésus Christ, Dieu et Homme, et avec la Sainte Trinité, par la grâce sanctifiante et par le don de la vertu surnaturelle de l’amour. Le pape François déclare à juste titre dans Fratelli Tutti, n° 85 : « Si nous allons à la source ultime, c’est-à-dire la vie intime de Dieu, nous voyons une communauté de trois Personnes, origine et modèle parfait de toute vie commune. » Ailleurs, il affirme : « D’autres s’abreuvent à d’autres sources. Pour nous, cette source de dignité humaine et de fraternité se trouve dans l’Évangile de Jésus-Christ » (n° 277). Cependant, la dignité humaine et la fraternité parfaites pour tous les êtres humains ne peuvent avoir qu’une seule source, et c’est Jésus-Christ, car c’est uniquement à travers le Fils de Dieu incarné que la dignité humaine a été restaurée de façon encore plus admirable qu’elle ne l’était au moment de sa création (Ordo Missæ, Prière de l’Offertoire). Il aurait été très utile que Fratelli Tutti souligne la nécessité pour tous les hommes de croire en Jésus-Christ, Dieu et Homme, afin de trouver la source indispensable d’une véritable fraternité, ainsi que la clef pour résoudre les problèmes des sociétés temporelles.
Le pape François ouvre la nouvelle encyclique en notant que son titre, Fratelli Tutti, est tiré des Admonitions adressées par saint François à ses frères. Vous avez affirmé dans votre livre Christus Vincit que saint François vous a inspiré à suivre le Christ dans la vie religieuse. Selon vous, l’utilisation de ces textes par le pape François est-elle fidèle à ce que saint François voulait dire ?
Le pape François utilise ici l’expression Fratelli Tutti (« tous frères ») d’une manière qui est clairement différente de celle de St François. Pour saint François, « tous les frères » sont ceux qui suivent et imitent le Christ, c’est-à-dire tous les chrétiens, et certainement pas l’ensemble des hommes, et encore moins les adeptes de religions non chrétiennes. Nous pouvons le constater en examinant le contexte plus complet duquel ces mots sont tirés :
« Considérons, frères, le bon Pasteur : pour sauver ses brebis, il a souffert la Passion et la Croix. A sa suite, les brebis du Seigneur ont marché à travers les souffrances, les persécutions, les humiliations, la faim, les maladies, les tentations, et toutes sortes d’épreuves. En retour, elles ont reçu du Seigneur la vie éternelle. Nous devrions avoir honte, nous, les serviteurs de Dieu. Car les saints ont agi ; nous, nous racontons ce qu’ils ont fait, dans le but d’en retirer pour nous honneur et gloire » (Admonitions, 6).
En effet, saint François « n’avait pas pour habitude de caresser les vices des grands, mais il y portait le fer ; ni de traiter avec ménagements la vie des pécheurs, mais leur assénait de sévères admonestations ; il s’en prenait aux grands et aux petits avec la même vigueur » (Legenda Major, 12, 8). Le pape François présente saint François comme s’il avait été un défenseur de la diversité des religions. La visite de saint François au sultan Malik-el-Kamil en Égypte n’avait cependant pas pour but de montrer « son cœur sans limites, capable de franchir les distances liées à l’origine, à la nationalité, à la couleur ou à la religion » (Fratelli Tutti, n° 3). Son but précis était au contraire de prêcher au sultan l’Évangile de Jésus-Christ. Il est regrettable que le pape François, dans Fratelli Tutti, réduise saint François à un homme « désireux d’étreindre tous les hommes » et à un exemple de « “soumission” humble et fraternelle, y compris vis-à-vis de ceux qui ne partagent pas sa foi » (n° 3). Saint Bonaventure atteste dans la Legenda Major que saint François a explicitement prêché l’Évangile au sultan, l’invitant, lui et tout son peuple, à se convertir au Christ, en écrivant : « Il prêcha au sultan Dieu Trinité et Jésus sauveur du monde, avec une telle vigueur de pensée, une telle force d’âme et une telle ferveur d’esprit… » (Legenda Major, 9, 8). En outre, en même temps que saint François prêchait l’Évangile au sultan, il envoya cinq frères prêcher l’Évangile aux musulmans d’Espagne et du Maroc. Lorsque saint François reçut la nouvelle de leur martyre, il se mit à crier : « Maintenant je puis dire que j’ai vraiment cinq frères ! » (Analecta Franciscana, III, 596).
Toute la tradition catholique a toujours présenté saint François comme un saint apostolique et véritablement missionnaire. Le pape Pie XI écrivait : « Saint François était “l’homme catholique et tout apostolique”. Sans cesser de travailler, avec un succès merveilleux, à l’amendement des chrétiens, il s’occupait de ramener les infidèles à la foi et aux commandements du Christ ; il voulut de même que ses religieux s’y appliquassent de toutes leurs forces » (Encyclique Rite Expiatis, 37).
Selon vous, quels sont les points forts ou les éléments positifs de cette nouvelle encyclique ?
L’un des passages les plus lumineux et théologiquement fondés de Fratelli Tutti est cette affirmation du Pape François : « Si nous allons à la source ultime, c’est-à-dire la vie intime de Dieu, nous voyons une communauté de trois Personnes, origine et modèle parfait de toute vie commune » (n° 85). Cette affirmation est une véritable lumière au milieu de l’horizon naturaliste étroit, du relativisme religieux et du manque de perspective surnaturelle de cette encyclique. Un autre élément important est le rejet par le pape François de toute tentative de construire une société contre le plan de Dieu. Il écrit : « la construction d’une tour (la Tour de Babel)… une tentative malavisée, née de l’orgueil et de l’ambition, de créer une unité différente de celle voulue par Dieu dans son plan providentiel pour les nations (cf. Gn 11, 1-9) » (n° 144). Tout aussi significatives sont les déclarations suivantes, qui reflètent l’enseignement du pape Benoît XVI : « Sans la vérité, l’émotivité est privée de contenus relationnels et sociaux » (n° 184) ; « La charité a besoin de la lumière de la vérité que nous cherchons constamment et “cette lumière est, en même temps, celle de la raison et de la foi” (Benoît XVI, Lettre encyclique Caritas in veritate), sans relativisme » (n° 185). Le pape François rappelle également l’importance de vérités objectives toujours valables, fondées sur la nature humaine selon le dessein de Dieu sur la création, en affirmant qu’il existe des « vérités élémentaires qui doivent ou devraient être toujours soutenues, […] elles transcendent nos contextes et […] ne sont jamais négociables […] en elles-mêmes, elles sont considérées comme stables en raison de leur sens intrinsèque » (n° 211), et que « par conséquent, il n’est pas nécessaire d’opposer la convenance sociale, le consensus et la réalité d’une vérité objective » (n° 212).
En outre, Fratelli Tutti met en garde contre un faux universalisme et le virus d’un individualisme radical (voir n° 100). À ce propos, le pape François écrit : « Il existe un modèle de globalisation qui “soigneusement vise une uniformité unidimensionnelle et tente d’éliminer toutes les différences et toutes les traditions dans une recherche superficielle d’unité. […] Si une globalisation prétend [tout] aplanir […], comme s’il s’agissait d’une sphère, cette globalisation détruit la richesse ainsi que la particularité de chaque personne et de chaque peuple » (n° 100). Les déclarations suivantes de Fratelli Tutti visent également à protéger le droit des nations à leur propre identité et à leurs traditions : « Il n’y a d’ouverture entre les peuples qu’à partir de l’amour de sa terre, de son peuple, de ses traits culturels » (n° 143) ; « Il n’est possible d’accueillir celui qui est différent […] que dans la mesure où je suis ancré dans mon peuple, avec sa culture » (n° 143) ; et « le bien de l’univers exige également que chacun protège et aime sa propre terre » (n° 143). Fratelli Tutti parle également à juste titre du « sens positif du droit de propriété » (n° 143).
Le pape François élève la voix contre une société inhumaine, qui n’accepte que les forts et les sains et méprise et élimine ceux qui sont malades et faibles. Il écrit : « Tout être humain a le droit de vivre dans la dignité et de se développer pleinement, et ce droit fondamental ne peut être nié par aucun pays. Il possède ce droit même s’il n’est pas très efficace, même s’il est né ou a grandi avec des limites. Car cela ne porte pas atteinte à son immense dignité de personne humaine qui ne repose pas sur les circonstances mais sur la valeur de son être. Lorsque ce principe élémentaire n’est pas préservé, il n’y a d’avenir ni pour la fraternité ni pour la survie de l’humanité » (n° 107). Il faut également saluer ces affirmations importantes du Pape François dans Fratelli Tutti : « Il faut reconnaître que “parmi les causes les plus importantes de la crise du monde moderne se trouvent une conscience humaine anesthésiée et l’éloignement des valeurs religieuses, ainsi que la prépondérance de l’individualisme et des philosophies matérialistes qui divinisent l’homme et mettent les valeurs mondaines et matérielles à la place des principes suprêmes et transcendants” » (n° 275) ; et : « Le bien et le mal en soi n’existent pas, mais seulement un calcul d’avantages et de désavantages. Ce glissement de la raison morale a pour conséquence que le droit ne peut pas se référer à une conception essentielle de la justice mais qu’il devient le reflet des idées dominantes. Nous entrons là dans une dégradation : avancer “en nivelant par le bas” au moyen d’un consensus superficiel et négocié. Ainsi triomphe en définitive la logique de la force » (n° 210).
Le pape François a présenté Fratelli Tutti comme une réflexion sur le document d’Abou Dhabi, qu’il a signé avec le Grand Imam el-Tayeb en février 2019. Vous avez ouvertement exprimé votre inquiétude à propos de ce document, en particulier sa déclaration selon laquelle la « diversité des religions » est « une sage volonté divine ». Cette nouvelle encyclique a-t-elle apaisé ou aggravé ces inquiétudes ?
Fratelli Tutti consacre un chapitre entier au thème « Les religions au service de la fraternité dans le monde » (ch. 8). Le titre révèle déjà en lui-même une certaine forme de relativisme religieux. Les religions sont considérées ici comme un moyen qui permet la fraternité naturelle. On est donc amené à entendre la religion comme un moyen de promouvoir le naturalisme. Cela est contraire à l’essence du christianisme, qui est la seule et unique religion véritablement surnaturelle. La foi chrétienne ne peut être mise sur le même plan que les autres religions sans discernement ; ce serait trahir l’Évangile. L’affirmation selon laquelle « À la faveur de notre expérience de foi… nous savons, nous croyants des religions différentes, que rendre Dieu présent est un bien pour nos sociétés » (n° 274) favorise le relativisme religieux, puisque le concept de « Dieu » est assurément différent selon les différentes religions. Il existe également des religions dans lesquelles on rend un culte aux mauvais esprits. On ne peut pas mettre le concept de Dieu dans la religion chrétienne au même niveau qu’une religion qui pratique l’idolâtrie. L’Écriture Sainte dit que « tous les dieux des nations sont des démons » (Psaume 96:5), et saint Paul enseigne que « ce que les païens (gentils) immolent, ils l’immolent aux démons, et non à Dieu » (1 Cor 10:20). Selon la Révélation divine et l’enseignement constant de l’Église, le concept de « foi » signifie ceci :
« Puisque l’homme dépend tout entier de Dieu comme de son Créateur et Seigneur, puisque la raison créée est absolument sujette de la vérité incréée, nous sommes tenus de rendre par la foi à Dieu révélateur l’hommage complet de notre intelligence et de notre volonté. Or, cette foi, qui est le commencement du salut de l’homme, l’Église catholique professe que c’est une vertu surnaturelle, par laquelle, avec l’aide de la grâce de Dieu aspirante, nous croyons vraies les choses révélées… Mais, parce qu’il est impossible sans la foi de plaire à Dieu et d’être compté au nombre de ses enfants, personne ne se trouve justifié sans elle » (Concile Vatican I, Dei Filius, ch. 3).
Par conséquent, les adeptes des religions non chrétiennes n’ont pas le don de la vertu surnaturelle de la foi et ne peuvent donc pas être appelés « croyants » au sens propre du terme. Les non-chrétiens n’acceptent pas la Révélation Divine donnée par Jésus-Christ. Par conséquent, leur connaissance de Dieu et leur pratique religieuse ne sont qu’une expression de la lumière de la raison naturelle, et non de la foi. Le Magistère infaillible de l’Église l’enseigne cela, en déclarant :
« Dans son enseignement qui n’a pas varié l’Église catholique a tenu et tient aussi qu’il existe deux ordres de connaissances, distincts non seulement par leur principe, mais encore par leur objet : par leur principe, attendu que dans l’un nous connaissons par la raison naturelle, dans l’autre par la foi divine ; par leur objet, parce qu’en dehors des choses auxquelles la raison naturelle peut atteindre, il y a des mystères cachés en Dieu, proposés à notre croyance, que nous ne pouvons connaître que par la révélation divine… Si quelqu’un dit que la révélation divine ne peut devenir croyable par des signes extérieurs, et que, par conséquent, les hommes ne peuvent être amenés à la foi que par la seule expérience intérieure de chacun d’eux, ou par l’inspiration privée ; qu’il soit anathème » (ibid., ch. 4 et can. 3 de fide).
Les chrétiens ne sont pas simplement des « compagnons de route » des adeptes de fausses religions — religions que Dieu interdit (Fratelli Tutti, n° 274). A cet égard, on peut rappeler cette affirmation théologiquement précise de Paul VI : « Notre religion instaure effectivement avec Dieu un rapport authentique et vivant que les autres religions ne réussissent pas à établir, bien qu’elles tiennent pour ainsi dire leurs bras tendus vers le ciel » (Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, n° 53).
Plusieurs expressions de Fratelli Tutti traduisent sensiblement le même relativisme religieux que celui qui est énoncé dans le document d’Abou Dhabi, qui affirme que « la pluralité et les diversités de religion, de couleur, de sexe, de race et de langue sont une sage volonté divine ». Fratelli Tutti n’a pas corrigé Abou Dhabi, mais l’a au contraire consolidé. La vérité que Notre Seigneur a révélée, et que son Église a constamment et immuablement proclamée, reste à jamais valable : « Le plus grand de tous les devoirs est d’embrasser d’esprit et de cœur la religion, non pas celle que chacun préfère, mais celle que Dieu a prescrite et que des preuves certaines et indubitables établissent comme la seule vraie entre toutes » (Pape Léon XIII, Encyclique Immortale Dei, 4).
L’enseignement infaillible de l’Église dans la Constitution dogmatique Dei Filius du Concile Vatican I rejette l’enseignement faillible sur la « diversité des religions » exprimé dans le Document d’Abou Dhabi et dans Fratelli Tutti : « La condition de ceux qui ont adhéré à la vérité catholique par le don divin de la foi n’est nullement la même que celle de ceux qui, conduits par les opinions humaines, suivent une fausse religion » (ch. 3) ; et « Si quelqu’un dit que les fidèles et ceux qui ne sont pas encore parvenus à la foi uniquement vraie sont dans une même situation [...] qu’il soit anathème. » (ibid, can. 6 de fide).
Nous connaissons deux sortes de fraternité : celle du sang, en Adam et Eve, et celle de la grâce, en Jésus-Christ, par l’intermédiaire de l’Église et des sacrements. Quelle « nouvelle vision » (n° 6) de la fraternité le pape François propose-t-il dans cette encyclique ? Et en tant qu’évêque et successeur des Apôtres, pouvez-vous encourager les fidèles à aspirer à la vision de la fraternité que le pape François propose dans cette encyclique ?
La vraie fraternité, qui plaît à Dieu, est la fraternité dans et par le Christ, le Fils de Dieu incarné. Le cardinal Ratzinger (Benoît XVI) a bien délimité le concept chrétien de fraternité, quand il a dit : « “Vous n’avez qu’un seul Maître, et vous êtes tous frères” (Mt 23, 8). Avec cette parole du Seigneur, la relation entre les chrétiens est déterminée comme une relation de frères et sœurs, comme une nouvelle fraternité de l’esprit, opposée à la fraternité naturelle, qui découle de la relation de sang » (Die Christliche Brüderlichkeit, München 1960, 13). Il est indispensable de reconnaître la différence entre une fraternité fondée sur la nature, c’est-à-dire le lien du sang, et une fraternité fondée sur l’élection et la Révélation divines : « Si Dieu est le Père des peuples du monde uniquement par la création, il est en outre le Père d’Israël par élection » (ibid., 20).
Dès le commencement, les chrétiens connaissaient la différence essentielle entre la simple fraternité naturelle et la fraternité par le baptême. Saint Jean Chrysostome a dit : « Car qu’est-ce qui fait la fraternité ? C’est le bain de la régénération, en vous donnant droit de donner à Dieu le nom de Père » (Homélie 25 sur les Hébreux, 7). Dans le même ordre d’idées, saint Augustin écrit : « Ils ne cesseront d’être nos frères qu’en cessant de dire à Dieu : “Notre Père.” [...] (Quant aux) païens, nous ne les appelons pas nos frères selon l’Écriture et dans le langage de l’Eglise » (En. In Ps. 32, 2, 29).
Tout catholique et tous les pasteurs de l’Église, à commencer par le Pape, devraient brûler de zèle et d’amour pour tous ceux qui, par malheur, ne sont que nos frères selon la chair et le sang, afin qu’ils puissent naître de Dieu dans la filiation surnaturelle dans le Christ, et devenir vraiment frères dans le Christ. Si les responsables de l’Église de nos jours se contentent de la fraternité de chair et de sang, des « fratelli tutti » en chair et en os, ils négligent le commandement de Dieu dans l’Évangile, à savoir le commandement de faire des membres de toutes les nations et religions les disciples du Christ, des fils dans le Fils unique de Dieu, des frères dans le Christ, en les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et en leur apprenant à observer tout ce que le Christ a ordonné (voir Mt 25, 19-20). Pour une âme chrétienne un tel zèle est l’expression la plus profonde de l’amour du prochain : l’aimer comme on s’aime soi-même. Si votre filiation divine dans le Christ représente pour vous le plus grand don de Dieu que l’on puisse imagine — et il l’est, véritablement — alors il vous manque l’amour et la charité véritables pour votre prochain si vous ne brûlez pas du désir de lui communiquer ce don, bien sûr avec délicatesse et respect. Ne pas connaître le Christ, ne pas avoir le don divin de la foi catholique surnaturelle, et ne pas être baptisé, signifie que l’on n’est pas vraiment illuminé, que l’on ne possède pas la vraie vie de l’âme. Cela signifie rester dans les ténèbres et l’ombre de la mort, comme le dit l’Évangile (voir Lc 1, 79 ; Mt 4, 16 ; Jn 9, 1-41).
Dans l’Église ancienne, le baptême était appelé à juste titre « illumination » (photismós) et régénération (anagénèse). Saint Augustin souligne la différence essentielle entre la vie mortelle donnée par la chair et le sang et la vie éternelle donnée par le baptême : « Nous avons trouvé d’autres parents, Dieu notre Père et l’Église notre Mère, par lesquels nous sommes nés à la vie éternelle. Considérons donc de qui nous avons commencé à être les enfants » (Sermo 57 ad competentes, 2). Qu’elle est étroite, purement terrestre et appauvrie, la perspective temporelle que révèle cette déclaration de Fratelli Tutti : « Rêvons en tant qu’une seule et même humanité, comme des voyageurs partageant la même chair humaine, comme des enfants de cette même terre qui nous abrite tous, chacun avec la richesse de sa foi ou de ses convictions, chacun avec sa propre voix, tous frères. » (n° 8). Une fraternité de sang, une fraternité limitée à l’ici et maintenant périssable, une fraternité limitée à la coexistence pacifique dans la bonté, implique une extraordinaire pauvreté spirituelle, une vie déficiente, un bonheur déficient, car dans une telle perspective manque la chose la plus importante dans le monde entier et dans toute l’histoire humaine, à savoir le Christ, le Dieu incarné, le Fils unique et éternel de Dieu, le frère, l’ami et l’époux de l’âme de tous ceux qui renaissent en Dieu.
Qu’il est urgent que le Vicaire du Christ proclame aujourd’hui de nouveau au monde entier les paroles de son prédécesseur, Jean-Paul II : « Vous tous qui avez déjà la chance inestimable de croire, vous tous qui encore cherchez Dieu, et vous aussi qui êtes tourmentés par le doute, veuillez accueillir encore une fois, aujourd’hui et en ce lieu sacré, les paroles prononcées par Simon Pierre. Ces paroles contiennent la foi de l’Église. Elles contiennent la vérité nouvelle bien plus, la vérité ultime et définitive sur l’homme : le fils du Dieu vivant. “Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant !” » (Homélie pour l’inauguration de son pontificat, 22 octobre 1978). Comme ce serait courageux, comme ce serait apostolique, comme ce serait magnifique, si ces paroles avaient résonné aussi dans Fratelli Tutti !
Vous avez souvent affirmé que l’Église d’aujourd’hui manque d’une perspective surnaturelle. Comment cette nouvelle encyclique remédie-t-elle à ce problème, ou au contraire l’aggrave-t-elle ?
L’encyclique Fratelli Tutti exacerbe malheureusement la crise qui dure depuis des décennies, à savoir l’affaiblissement de la perspective surnaturelle dans la vie de l’Église, avec pour conséquence l’embrassement excessif des réalités temporelles, et la tendance encore plus grave qui consiste à interpréter jusqu’aux réalités spirituelles et théologiques de manière naturaliste et rationaliste. Cela revient à diluer l’Évangile, c’est-à-dire les vérités révélées, dans un humanisme naturaliste : en enfermant sa perspective sur la vie de l’Église dans l’horizon étroit des réalités de ce monde. Cela signifie transformer le véritable Évangile, qui est l’Évangile de la vie éternelle, en un nouvel Évangile falsifié de la vie temporelle et corporelle.
La tendance actuelle au naturalisme, et l’absence du surnaturel dans la vie de l’Église, correspond à ce que disait Saint Paul : « Si c’est pour cette vie seulement que nous espérons dans le Christ, nous sommes les plus misérables de tous les hommes » (1 Cor. 15, 19). Pour ce qui est de son contenu et de son horizon intellectuel, l’encyclique Fratelli Tutti peut être résumée en ces termes : « Notre citoyenneté est sur la terre. » La nouvelle encyclique aggrave le naturalisme qui règne dans l’Église aujourd’hui : on peut le décrire comme un manque d’amour pour la Croix du Christ, pour la prière, un manque de conscience de la gravité du péché et de la nécessité de la réparation. Dans une certaine mesure, Fratelli Tutti est en contradiction avec ce que saint Paul a écrit au début de l’Église : « Quant à nous, notre vie est dans le ciel, d’où nous attendons comme sauveur Notre Seigneur Jésus-Christ » (Ph 3, 20). Elles sont mémorables, les paroles de la première encyclique sociale du Magistère, Rerum Novarum, par lesquelles Léon XIII enseigne que l’Église doit toujours considérer les réalités même temporelles dans une perspective surnaturelle. Il écrit :
« Nul ne saurait avoir une intelligence vraie de la vie mortelle, ni l’estimer à sa juste valeur, s’il ne s’élève jusqu’à la considération de cette autre vie qui est immortelle. Celle-ci supprimée, toute espèce et toute vraie notion de bien disparaît. Bien plus, l’univers entier devient un impénétrable mystère. Quand nous aurons quitté cette vie, alors seulement nous commencerons à vivre. Cette vérité qui nous est enseignée par la nature elle-même est un dogme chrétien. Sur lui repose, comme sur son premier fondement, tout l’ensemble de la religion. Non, Dieu ne nous a point faits pour ces choses fragiles et caduques, mais pour les choses célestes et éternelles. Il nous a donné cette terre, non point comme une demeure fixe, mais comme un lieu d’exil.
Que vous abondiez en richesses et en tout ce qui est réputé biens de la fortune, ou que vous en soyez privé, cela n’importe nullement à l’éternelle béatitude. Ce qui importe, c’est l’usage que vous en faites. Malgré la plénitude de la rédemption qu’il nous apporte, Jésus-Christ n’a point supprimé les afflictions qui forment presque toute la trame de la vie mortelle ; il en a fait des stimulants de la vertu et des sources de mérite, en sorte qu’il n’est point d’homme qui puisse prétendre aux récompenses s’il ne marche sur les traces sanglantes de Jésus-Christ » (n° 21).
Liberté. Fraternité. Égalité. Ces trois thèmes traversent Fratelli Tutti. Les catholiques doivent-ils s’inquiéter du fait qu’un pape ait repris la devise de la Révolution française dans sa dernière encyclique ?
En soi, les trois concepts « Liberté, Fraternité, Égalité » ont une signification chrétienne ; ils ont été détournés par la Révolution française maçonnique. En ce qui concerne le concept de « liberté », les Saintes Écritures enseignent que la vraie liberté est la libération du plus grand esclavage, c’est-à-dire l’esclavage du diable et du péché et l’ignorance des vérités divines : « Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres » (Jn 8, 32) ; « Si donc le fils vous met en liberté, vous serez vraiment libres » (Jn 8, 36). La liberté que donne Jésus-Christ est un don de son œuvre rédemptrice : « En effet, la créature aussi sera elle-même délivrée de cet asservissement à la corruption, pour participer à la glorieuse liberté des enfants de Dieu. » (Rm 8, 21). La liberté que Dieu donne est un don surnaturel du Saint-Esprit, l’Esprit de Vérité : « Or le Seigneur est l’Esprit, et où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. » (2 Cor 3, 17). La vraie fraternité n’est pas la fraternité de ceux qui sont nés du sang, de la chair et de la volonté du vieil Adam, mais plutôt la fraternité de ceux qui sont nés de Dieu (voir Jn 1, 13) et qui sont frères dans le Christ, le nouvel Adam (voir Rm 5, 14). « Ceux qu’il a connus par sa prescience, il les a aussi prédestinés à devenir conformes à l’image de son Fils, afin qu’il fût lui-même le premier-né entre des frères nombreux » (Rm 8, 29).
Le concept chrétien de la véritable « égalité » signifie que tous les pécheurs ont également besoin d’être sauvés dans le Christ : « Il n’y a pas de distinction, parce que tous ont péché, et ont besoin de la gloire de Dieu » (Rm 3, 22-23). Tous les baptisés ont la même dignité objective en tant que fils adoptifs de Dieu : « Vous êtes tous enfants de Dieu par la foi en Jésus-Christ. Il n’y a plus ni Juif ni Gentil ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ » (Gal 3, 26,28). Car « vous avez dépouillé le vieil homme avec ses œuvres, et revêtu l’homme nouveau, qui se renouvelle sans cesse selon la science parfaite à l’image de celui qui l’a créé. Dans ce renouvellement il n’y a plus ni Grec ou Juif, ni circoncis ou incirconcis, ni barbare ou Scythe, ni esclave ou homme libre ; mais le Christ est tout en tous » (Col 3, 9-11). Tous les hommes se tiendront de même égaux devant le jugement de Dieu, car « nulle créature n’est invisible en sa présence ; mais tout est à nu et à découvert aux yeux de celui à qui nous devons rendre compte » (Hébreux 4:13). « Chacun sera récompensé par le Seigneur du bien qu’il aura fait, qu’il soit esclave, ou qu’il soit libre. Votre Maître ne fait pas acception des personnes » (Eph 6:8. 9).
Le sens altéré du concept de liberté et d’égalité introduit par l’Assemblée nationale de la Révolution française a été immédiatement condamné par le pape Pie VI. En le condamnant, le magistère de l’Église a simultanément exprimé le vrai sens de la liberté et de l’égalité. Pie VI l’affirmait ainsi :
« L’Assemblée nationale établit, comme un droit de l’homme en société, cette liberté absolue, qui non seulement assure le droit de n’être point inquiété sur ses opinions religieuses, mais qui accorde encore cette licence de penser, de dire, d’écrire et même de faire imprimer impunément en matière de religion tout ce que peut suggérer l’imagination la plus déréglée : droit monstrueux, qui paraît cependant à l’Assemblée résulter de l’égalité et de la liberté naturelles à tous les hommes. Mais que pouvait-il y avoir de plus insensé, que d’établir parmi les hommes cette égalité et cette liberté effrénée qui étouffe complètement la raison, le don le plus précieux que la nature ait fait à l’homme, et le seul qui le distingue des animaux. Dieu, après avoir créé l’homme, après l’avoir établi dans un lieu de délices, ne le menaça-t-il pas de la mort s’il mangeait du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal ? Et par cette première défense ne mit-il pas des bornes à sa liberté ? Lorsque dans la suite sa désobéissance l’eut rendu coupable, ne lui imposa-t-il pas de nouvelles obligations par l’organe de Moïse ? et quoiqu’il eût laissé à son libre arbitre le pouvoir de se déterminer pour le bien ou pour le mal, ne l’environna-t-il pas “de préceptes et de commandements, qui pouvaient le sauver s’il voulait les accomplir ?” Où est donc cette liberté de penser et d’agir que l’Assemblée nationale accorde à l’homme social comme un droit imprescriptible de la nature ? Ce droit chimérique n’est-il pas contraire aux droits du Créateur suprême, à qui nous devons l’existence et tout ce que nous possédons ? Peut-on d’ailleurs ignorer que l’homme n’a pas été créé pour lui seul, mais pour être utile à ses semblables ? » (Bref Quod Aliquantum, 10 mars 1791).
Dans sa monumentale encyclique sur la franc-maçonnerie, Humanum Genus, Léon XIII a expliqué la véritable signification chrétienne de « liberté, fraternité et égalité », telle qu’elle est réalisée dans le Tiers Ordre de Saint François, rejetant ainsi explicitement la signification déformée par la franc-maçonnerie. Léon XIII écrit :
« Nous profitons à dessein de la nouvelle occasion qui Nous est offerte d’insister sur la recommandation déjà faite par Nous en faveur du tiers ordre de saint François. [...] Un grand nombre de fruits peuvent en être attendus et le principal est de conduire les âmes à la liberté, à la fraternité, à l’égalité juridique, non selon l’absurde façon dont les francs-maçons entendent ces choses, mais telles que Jésus Christ a voulu enrichir le genre humain et que saint François les a mises en pratique. Nous parlons donc ici de la liberté des enfants de Dieu au nom de laquelle Nous refusons d’obéir à des maîtres iniques qui s’appellent Satan et les mauvaises passions. Nous parlons de la fraternité qui nous rattache à Dieu comme au Créateur et Père de tous les hommes. Nous parlons de l’égalité qui, établie sur les fondements de la justice et de la charité, ne rêve pas de supprimer toute distinction entre les hommes, mais excelle à faire, de la variété des conditions et des devoirs de la vie, une harmonie admirable et une sorte de merveilleux concert dont profitent naturellement les intérêts et la dignité de la vie civile » (n° 34).
Il est regrettable que le Pape François ait utilisé cette devise idéologique centrale de la franc-maçonnerie même comme un simple sous-titre dans un chapitre de Fratelli Tutti (voir nn.103-105), sans présenter la clarification et la distinction nécessaires pour éviter tout malentendu et toute instrumentalisation.
Vous avez abondamment parlé de la façon dont les papes, y compris le pape François (Discours aux jeunes à Turin, 15 juin 2015), ont condamné la franc-maçonnerie au cours des siècles. Voyez-vous des similitudes ou des recoupements entre l’idée franc-maçonne de la fraternité et celle proposée dans cette nouvelle encyclique ?
Dans un communiqué destiné aux médias, la Grande Loge d’Espagne a exprimé sa satisfaction quant à la dernière encyclique du Pape François, Fratelli Tutti, déclarant que le Pape a adopté le concept franc-maçon de fraternité et a éloigné l’Église catholique de ses anciennes positions. Voici ce qu’affirme ce communiqué :
« Il y a 300 ans naissait la franc-maçonnerie moderne. Le grand principe de cette école initiatique n’a pas changé en trois siècles : la construction d’une fraternité universelle où les êtres humains s’appellent frères au-delà de leurs croyances spécifiques, de leurs idéologies, de la couleur de leur peau, de leur extraction sociale, de leur langue, de leur culture ou de leur nationalité. Ce rêve fraternel s’est heurté au fondamentalisme religieux qui, dans le cas de l’Église catholique, a conduit à des textes sévères au XIXe siècle condamnant la tolérance de la franc-maçonnerie. La dernière encyclique du pape François montre à quel point l’Eglise catholique actuelle est éloignée de ses anciennes positions. Dans Fratelli Tutti, le pape embrasse la Fraternité universelle, le grand principe de la franc-maçonnerie moderne. »
Les similitudes et les recoupements entre l’idée maçonnique de la fraternité et celle proposée dans Fratelli Tutti sont frappants. En substance, le pape François présente une fraternité simplement terrestre et temporelle de chair et de sang sur le plan naturel. Il s’agit en fin de compte d’une fraternité fondée et née du premier Adam, et non du Christ, le nouvel Adam. Cette perspective est formulée dans les déclarations suivantes de Fratelli Tutti : « Je forme le vœu que […] nous puissions tous ensemble faire renaître un désir universel d’humanité » (n° 8) ; et « le nombre toujours croissant d’interconnexions et de communications qui enveloppent notre planète rend plus palpable la conscience […] du partage d’un destin commun entre les nations de la terre. Dans les dynamismes de l’histoire, de même que dans la diversité des ethnies, des sociétés et des cultures, nous voyons ainsi semée la vocation à former une communauté composée de frères qui s’accueillent réciproquement, en prenant soin les uns des autres » (n° 96).
Une fraternité universelle et simplement naturaliste, fondée sur les liens du sang et de la nature, est au cœur de la théorie et de la pratique de la franc-maçonnerie. Un célèbre franc-maçon français, le marquis de La Tierce, écrivait dans son introduction à la traduction des premières Constitutions des francs-maçons d’Anderson, que la fraternité universelle signifie « une religion universelle, sur laquelle tous les hommes sont d’accord. Elle consiste à être bons, sincères, modestes et gens d’honneur, par quelque dénomination ou croyance particulière qu’on puisse être distingué » (voir Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine 1997/44-2, 197). Selon de La Tierce, le but de la franc-maçonnerie consiste à permettre aux individus de toutes les nations d’entrer dans une seule fraternité (voir Histoire de Franc-maçons contenant les obligations et statuts de la très vénérable confraternité de la Maçonnerie, 1847, I, 159). Le même auteur l’a écrit de façon très explicite : « C’est pour faire revivre et répandre ces essentielles maximes prises dans la nature de l’homme, que notre société fut d’abord établie » (voir ibid., 158).
Le pape Léon XIII a désigné précisément le naturalisme en tant que caractéristique centrale de la franc-maçonnerie, puisqu’elle poursuit comme but de « substituer » à la « discipline religieuse et sociale qui est née des institutions chrétiennes », « une nouvelle (discipline) façonnée à leurs idées et dont les principes fondamentaux et les lois sont empruntées au naturalisme » (Encyclique Humanum Genus, 10). Tel est le principal dogme de la franc-maçonnerie : « Il n’y a qu’une seule religion, une vraie, une naturelle, la religion de l’humanité » (voir Henri Delassus, La Conjuration Antichrétienne, Lille 1910, tome 3, p. 816). Du point de vue religieux et spirituel, le naturalisme est l’une des plus grandes tentations et tromperies par lesquelles Satan éloigne les hommes du royaume du Christ, du royaume de la grâce et de la vie surnaturelle. Sans la proclamation des droits de Dieu, les droits du Christ-Roi sur tous les hommes et toutes les nations, les droits des hommes, le bien-être social, la justice et la paix manqueront d’une garantie solide. Léon XIII a affirmé à juste titre :
« Assez longtemps la foule a entendu parler de ce qu’on appelle les droits de l’homme ; qu’elle entende parler quelquefois des droits de Dieu. […] Qu’Il abaisse un regard propice sur ce siècle, qui, certes, a beaucoup péché, mais qui aussi a beaucoup expié par les épreuves qu’il a endurées ; que sa bienveillance embrasse les hommes de tout pays et de toute race, et qu’Il se souvienne de sa parole : Quand J’aurai été élevé de terre, J’attirerai tout à Moi (Jn 12, 32) » (Encyclique Tametsi Futura Prospicientibus, 13).
Fratelli Tutti propose une critique de la politique, tant du libéralisme que du populisme, et inclut de nombreux tropes anti-Trump. Pensez-vous qu’il s’agit d’un document politique qui a été programmé pour sortir en vue de l’élections présidentielle américaines de novembre ?
Je pense que le Pape François ferait bien de suivre l’exemple des Apôtres et la grande tradition de l’Eglise en ne proposant pas de modèles politiques et économiques concrets et transitoires. Le pape Jean-Paul II a dit à juste titre : « L’Église ne propose pas des systèmes ou des programmes économiques et politiques », et « l’Église apporte sa première contribution à la solution du problème urgent du développement quand elle proclame la vérité sur le Christ, sur elle-même et sur l’homme » (Encyclique Sollicitudo Rei Socialis, 41). Le pape Léon XIII a enseigné que « les catholiques, comme tout citoyen, sont libres de préférer une forme de gouvernement à une autre » (voir l’encyclique Immortale Dei). On retrouve le même enseignement dans les documents du Concile Vatican II : « L’Église, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique » (Gaudium et Spes, 76).
Excellence, souhaitez-vous ajouter une dernière réflexion ?
Vu dans son ensemble, Fratelli Tutti donne la triste impression qu’au prix d’une aspiration universelle à la fraternité pour la paix mondiale et le vivre ensemble (considérée comme bonne et sincère), la proclamation du caractère unique de Jésus-Christ comme seul Sauveur et Roi de toute l’humanité et de toutes les nations a été sacrifiée. Comme il aurait été nécessaire et bénéfique, pour l’ensemble de l’humanité, que le pape François proclame dans cette encyclique sociale qui est la sienne, ainsi que tous les Apôtres, les Pères de l’Église et les Papes l’ont fait, aux hommes de toutes nations et religions cette vérité : « Le plus grand bénéfice et le plus grand bonheur est d’accepter Jésus-Christ, Dieu et homme, le seul Sauveur et de croire en Lui. » Une nouvelle encyclique sociale devrait aujourd’hui également faire écho à ces paroles de la première encyclique sociale de l’Église, Rerum Novarum :
« Ainsi, il n’est pas douteux que la société civile des hommes ait été foncièrement renouvelée par les institutions chrétiennes ; qu’enfin c’est Jésus-Christ qui a été le principe de ces bienfaits et qui en doit être la fin ; car de même que tout est parti de lui, ainsi tout doit lui être rapporté. Quand donc l’Evangile eut rayonné dans le monde, quand les peuples eurent appris le grand mystère de l’Incarnation du Verbe et de la Rédemption des hommes, la vie de Jésus-Christ, Dieu et homme, envahit les sociétés et les imprégna tout entières de sa foi, de ses maximes et de ses lois. C’est pourquoi, si la société humaine doit être guérie, elle ne le sera que par le retour à la vie et aux institutions du christianisme » (n° 27).
Cet enseignement fait écho à l’ensemble de la tradition catholique, qui remonte à saint Augustin, qui, déjà, écrivait :
« Que ceux qui disent que la doctrine du Christ est incompatible avec le bien de l’État, nous donnent une armée composée de soldats tels que la doctrine du Christ exige qu’ils soient ; qu’ils nous donnent de tels sujets, de tels maris et femmes, de tels parents et enfants, de tels maîtres et serviteurs, de tels rois, de tels juges — in fine, même de tels contribuables et collecteurs d’impôts, comme la religion chrétienne l’a enseigné aux hommes, et qu’ils osent ensuite dire qu’elle est contraire au bien de l’État ; qu’au contraire ils n’hésitent plus à confesser que cette doctrine, si elle était suivie, serait le salut de la chose publique » (Ep. 138 ad Marcellinum, 2, 15).
L’encyclique Fratelli Tutti représente une solution d’urgence purement humaine, et limite l’humanité à l’horizon d’une aspiration universelle à une fraternité naturaliste. Une telle solution n’aura pas d’effets de guérison durables, car elle n’est pas fondée sur la proclamation explicite de Jésus-Christ comme le Dieu incarné et l’unique voie de salut. L’Église, même dans son enseignement social, doit construire la Maison de Dieu, qui est le Royaume de Jésus-Christ dans le mystère de son Église et de sa royauté sociale. L’Église n’a pas pour mission de construire une « nouvelle humanité » sur le plan naturaliste (voir Fratelli Tutti, n° 127), ni « la promotion de l’homme et de la fraternité universelle » (Fratelli Tutti, n° 276), ni de construire un « monde nouveau » pour la justice et la paix temporelles (voir Fratelli Tutti, n° 278). Dans une certaine mesure, on peut appliquer à Fratelli Tutti ces paroles de la Sainte Écriture : « Si le Seigneur ne bâtit la maison, les bâtisseurs travaillent en vain. Si l’Éternel ne garde la ville, c’est en vain que veillent les gardes » (Psaume 126, 1). Ces paroles du Serviteur de Dieu, le prêtre italien Don Dolindo Ruotolo (+1970), dans sa lettre au Pape Pie XI, sont pleines d’une véritable puissance prophétique et conviennent à la situation actuelle de l’Église et du monde :
« Les maux les plus graves menacent l’Église et le monde. On n’écartera pas ces maux par des solutions d’urgence humaines, mais uniquement par la vie divine de Jésus en nous. Une grande bataille commence entre le bien et le mal, entre l’ordre et le désordre, entre la vérité et l’erreur, entre l’Église et l’apostasie. Les prêtres gémissent sous la désolation d’une vie inerte, les religieux sont devenus pauvres quant à la vie sainte. Les pasteurs, les évêques, sont endormis. Ils se traînent et n’ont pas la force d’animer leur troupeau, qui est dispersé » (Lettre du 23 décembre 1924).
En un épisode célèbre, saint François priait dans la chapelle de Saint-Damien, à Assise. Il entendit le Christ lui dire depuis le crucifix : « Va, répare mon Église, tu le vois, elle tombe en ruine » (voir Legenda major 2, 1). Saint Bonaventure atteste que le pape Innocent III « avait vu la basilique du Latran prête à s’écrouler ; mais un pauvre homme, petit et d’aspect misérable, la soutenait de l’épaule pour empêcher l’effondrement. “Voilà vraiment, dit-il, celui qui, par son action et son enseignement, soutiendra l’Église du Christ !” » (Legenda major 3, 10). Aujourd’hui, l’Église de Rome se trouve dans une semblable situation d’effondrement spirituel, en raison de la torpeur spirituelle de la majorité des bergers de l’Église, de l’absorption excessive du pape lui-même dans les affaires temporelles et de ses efforts pour faire renaître l’aspiration universelle à une fraternité mondaine et naturaliste (Fratelli Tutti, n° 8).
Que le Seigneur permette, par l’intercession de saint François, que le pape François vienne offrir un exemple à tous les évêques, en proclamant à nouveau avec vigueur ces paroles de Notre Seigneur : « Que servirait à l’homme de gagner le monde entier et de perdre son âme ? » (Mc 8, 36), et en répétant avec saint Hilaire de Poitiers : « Il n’y a rien de si calamiteux pour le monde que de n’avoir pas reçu Jésus-Christ ! » [quid mundo tam periculosum, quam non recepisse Christum !] (Dans Mt 18).
Propos de Mgr Athanasius Schneider,
recueillis par Diane Montagna