Moissonneurs rentrant à la maison, par Lajos Deak Ebner (1850-1934). — Trouver la bonne image pour illustrer un tel titre n’est pas aisé, celle-ci représente des paysans dans une de leurs activités, qui souvent, dans un contexte non industriel, sont effectuées en famille étendue. C’est de cette société familiale et de ses aspects plus développés dont traite le présent article ci-dessous.
Billet de blogue d’Augustin Hamilton (Campagne Québec-Vie) — Photo : Galerie nationale hongroise/Wikimedia Commons
Comment restaurer notre société actuellement en décadence ? Il faut pour cela étudier la façon dont se forment les États afin de restituer les conditions dans lesquelles ils peuvent se maintenir. Mgr Henri Delassus (1836-1921) explique dans son livre Le Problème de l’heure présente : antagonisme de deux civilisations (édition 1904, Source gallica.bnf.fr/BnF) comment la famille a formé par son élargissement progressif fondement et la structure de l’État.
Ci-dessous, je vous présente le 48e chapitre de son œuvre, Comment se forment les États. D’autres chapitres, précédents et suivants, seront publiés hebdomadairement. Pour les besoins du présent l’article, j’ai changé la numérotation des notes du texte original. Notez que j’ai laissé l’orthographe originale telle quelle. Remerciements à Voice of the Family qui a publié une série semblable. — A.H.
Comment se forment les États
Rétablir l’ordre dans les esprits et le rétablir dans le monde du travail, ne suffît point pour faire rentrer la société dans les voies de la vraie civilisation. Il faut aussi le rétablir dans la société elle-même, et pour cela restaurer la vérité sociale en même temps que la vérité économique et la vérité religieuse.
La vérité sociale est à l’opposé de l’utopie démocratique.
L’utopie démocratique, c’est l’égalité. La démocratie rêve un état social n’ayant égard qu’aux individus, et à des individus socialement égaux.
Ce n’est pas ce que Dieu a voulu. Pour nous en convaincre, nous n’avons qu’à considérer ce qu’il a fait.
Dieu aurait pu créer directement chaque homme, comme il créa Adam. Ainsi avait-il fait pour les anges. Et cependant là même il ne voulut point l’égalité ! Il fit que chaque ange fût à lui seul une espèce distincte, répondant à une idée particulière, et ces idées réalisées, se graduant dans leur être, comme elles l’étaient dans la pensée divine.
Le genre humain formant une espèce unique, l’égalité y aurait régné si nous avions reçu directement l’existence des mains du Créateur. Il avait d’autres desseins. Il voulut que nous reçussions la vie les uns des autres, et que par là nous fussions constitués, non dans la liberté et l’égalité sociales, mais dans la dépendance de nos parents, et dans la hiérarchie qui devait naître de cette dépendance.
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Dieu créa Adam ; puis il tira du corps d’Adam la chair dont il fit le corps d’Ève. Il bénit alors l’homme et la femme et leur dit : « Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre et soumettez-la. »
Dieu créa ainsi la famille ; il en fit une société, et il la constitua sur un tout autre plan que celui de l’égalité sociale : la femme soumise à l’homme et les enfants soumis à leurs parents.
Nous trouvons donc, aux origines mêmes du genre humain, les trois grandes lois sociales : l’autorité, la hiérarchie et l’union ; l’autorité qui appartient aux auteurs de la vie, la hiérarchie qui fait l’homme supérieur à la femme et des parents les supérieurs de leurs enfants, l’union que doivent conserver entre eux ceux qu’un même sang vivifie.
Les États sont sortis de cette société première.
« La famille, dit Cicéron, est le principe de la cité et en quelque façon la semence de la république. La famille se partage, tout en demeurant unie ; les frères, leurs enfants et les enfants de ceux-ci, ne pouvant plus être contenus dans la maison paternelle, en sortent pour aller fonder, comme autant de colonies, des maisons nouvelles. Ils forment des alliances, de là les affinités et l’accroissement de la famille. Peu à peu les maisons se multiplient, tout grandit, tout se développe et la république prend naissance [1]. »
Bodin (XVIe siècle), dans son bel ouvrage Les Six livres de la République, consacre, au livre III, le chapitre VII à montrer, « comment l’origine des corps et des communautés est venue de la famille. » Et M. de Savigny, dans son Traité du Droit romain, dit aussi : « Les familles forment le germe de l’État. »
Telles sont bien les origines du peuple de Dieu. Au point de départ, Abraham fonde une famille nouvelle ; de cette famille sortent douze tribus et les tribus composent un peuple.
Il en fut de même chez les Gentils.
M. Fustel de Coulanges, dans son livre célèbre : La Cité antique, a démontré comment dans l'Hellas, aussi bien que dans l’Italie des Romains, l’État est né du foyer domestique. La phratrie des Grecs, (société de frères) comme la Gens des Romains (société des familles, issues de la même souche) n’était qu’une famille plus étendue, réunie sous un même chef qui, à Rome, portait le nom de père, pater, à Athènes, le nom d’Eupatride, père bon.
A l’origine des civilisations assyrienne, égyptienne et autres, on trouve aussi une famille ou quelques familles qui d’abord se développent elles-mêmes, et qui voient ensuite d’autres familles venir se grouper autour d’elles pour former la tribu, puis les tribus en s’agglomérant former les nations.
La phratrie chez les Grecs, la gens chez les Romains, n’étaient pas, comme les mots le font d’ailleurs comprendre, une association de familles ; c’était la famille elle-même réunissant en un faisceau toutes les familles jaillies de son tronc, et ayant atteint, à travers les générations successives, par la force des traditions, un développement qui en faisait un groupe social déjà nombreux. Ce qui n’empêchait pas un certain nombre de familles étrangères de venir se placer sous la protection de ces familles principales, se faire leurs clientes et entrer dans la phratrie ou la gens par accession. « On voit par là, dit M. Fustel de Coulanges, que la famille des temps les plus anciens, avec sa branche aînée et ses branches cadettes, ses serviteurs et ses clients, pouvait former à la longue une société fort étendue. » Elle était maintenue dans l’unité par l’autorité du chef héréditaire dans la branche aînée.
Aux premiers temps de la civilisation hellénique, quelques familles importantes se partagent le pays et le gouvernent. Leurs chefs portent le nom de rois. Ces rois sont des agriculteurs. Ulysse, roi d’Ithaque, se vante d’être habile à faucher l’herbe, à tracer un sillon dans les champs. Leurs filles vont faire la lessive sur les bords de la mer d’Ionie. Les rapports les plus intimes lient ces chefs à ceux qui les entourent.
C’est d’un nombre indéfini de sociétés de cette nature que la race arienne paraît avoir été composée pendant une longue suite de siècles.
Nous voyons les groupements sociaux se constituer de même façon aux origines de notre monde moderne. La famille, en s’étendant, a formé chez nous la Mesnie [2], comme elle avait formé la phratrie chez les Grecs et la gens chez les Romains. « Les parents groupés autour de leur chef, dit M. Flach [3], forment le noyau d’un compagnonnage étendu, la mesnie. Les textes du moyen âge, chroniques et chansons de geste, nous montrent la mesnie, étendue par le patronat et la clientèle, comme correspondant exactement à la gens des Romains. » Puis, M. Flach montre comment la mesnie se développant à son tour produisit le fief, famille plus étendue dont le suzerain est encore le père ; si bien, que pour désigner l’ensemble des personnes réunies sous la suzeraineté d’un chef féodal, on rencontre fréquemment dans les textes des XIIe et XIIIe siècles, époque où le régime féodal eut son plein épanouissement, le mot « familia. » « Le baron, dit M. Flach, est avant tout un chef de famille. » Et l’historien cite des textes où le père est assimilé expressément au baron, le fils au vassal.
« Une plus grande étendue fait le haut baron. » Du petit fief sort le grand fief. L’agglomération des grands fiefs formera les royaumes.
C’est ainsi que s’est faite notre France.
Partout la civilisation a commencé par la famille. Çà et là naissent des hommes chez qui se développent et agissent plus puissamment l’amour paternel et le désir de se perpétuer dans leurs descendants. Ils se livrent au travail avec plus d’ardeur, imposent à leurs appétits un frein plus continu et plus solide, gouvernent leur famille avec plus d’autorité, lui inspirent des mœurs plus sévères, qu’ils impriment dans les habitudes qu’ils font contracter. Ces habitudes se transmettent par l’éducation ; elles deviennent des traditions qui maintiennent les nouvelles générations dans la voie ouverte par les ancêtres. La marche dans cette voie conduit la famille à une situation de plus en plus haute ; en même temps, l’union que conservent entre elles toutes les branches issues du tronc primitif, leur donne une puissance qui s’accroît de jour en jour avec le nombre qui se multiplie et avec les richesses qui s’accumulent par le travail de tous.
Dans cette situation éminente, cette famille devient l’attention de celles qui l’entourent. Elles demandent à s’abriter sous sa force pour y trouver protection, et en retour lui promettent assistance. Parmi elles il s’en trouve qui se sentent stimulées par la prospérité dont elles sont témoins, et l’ambitionnant pour elles-mêmes, se laissent gouverner et instruire, s’efforcent de pratiquer les vertus dont elles ont sous les yeux l’exemple et les résultats.
Telle est l’origine historique de toutes les tribus ; et l’origine des nations est toute semblable : les tribus s’agglomèrent comme se sont agglomérées les familles et toujours sous l’ascendant d’une famille princière. Le contrat social, qui fait se rassembler un beau jour des hommes étrangers les uns aux autres et les fait se lier entre eux par un pacte conventionnel, n’a jamais existé que dans l’imagination de Jean-Jacques ; et si ses disciples ont tenté quelque part de se constituer ainsi en État, leur société factice n’a pas dû tarder à se dissoudre. Rien ne subsiste que ce qui est fait par la nature et selon ses lois. Ces lois, nous les avons vues agir aux origines des civilisations grecque et romaine, comme aux origines de la civilisation moderne. Les missionnaires et les explorateurs les constatent chez les sauvages. Pas plus chez eux qu’ailleurs, il n’y a de tribu que là où il y a un commencement d’organisation, et, cette organisation, elle la tient de la prééminence d’une famille à laquelle les autres sont subordonnées.
C’est la hiérarchie dans sa première formation et l’aristocratie dans son premier état.
Chez nous, au milieu des ruines accumulées par les invasions des barbares, il n’y avait plus d’ordre, parce qu’il n’y avait plus d’autorité. Sous l’action des saints, des familles s’élevèrent animées des sentiments que le christianisme commençait à répandre dans le monde : sentiments de dévouement pour les petits et les faibles, sentiments de concorde et d’amour entre tous, sentiments de reconnaissance et de fidélité chez les protégés. L’agiographie de cette époque nous fait assister partout à ce spectacle de familles qui s’élèvent ainsi au-dessus des autres par la force de leurs vertus.
Au-dessus de toutes, surgit, au Xe siècle, la famille de Hugues Capet, qui fit la France.
M. Mignet, malgré l’indulgence singulière qu’il montre dans son Histoire de la Révolution pour les hommes qui ont renversé la royauté, ne peut s’empêcher de dire [4] :
« La France fut l’œuvre de la dynastie capétienne qui travailla, pendant sept siècles, à l’établissement de cette précieuse unité de territoire, d’esprit, de langue, de gouvernement. C’est du centre même du pays que partit la dynastie capétienne pour cette conquête de réunion. Paris sur la Seine, Orléans sur la Loire furent ses points de départ ; l’Océan, les Pyrénées, la Méditerranée, les Alpes, le Rhin ses points d’arrivée… Mais, tout en marchant vers son but, l’unité de territoire et l’unité de pouvoir, la dynastie montra une habile modération. Elle incorpora les provinces sans les détruire, leur laissant les coutumes civiles sur lesquelles reposaient leur existence et une partie des privilèges politiques dont elles jouissaient. »
Quand on se reporte à l’époque du démembrement de l’empire de Charlemagne, on voit sortir du traité de Verdun trois États d’importance à peu près égale, formés chacun d’éléments disparates, qui sont devenus, avec le temps, la France, l’Allemagne et l’Italie. De ces trois Etats, un seul est arrivé assez rapidement à la constitution de son unité, c’est la France. Au commencement du XIIIe siècle, la France, avec Philippe-Auguste, est en possession de son unité nationale, elle existe comme corps de nation un et homogène. Il a fallu que l’Allemagne et l’Italie, sorties, comme la France, de l’empire de Charlemagne, attendissent jusqu’à la fin du XIXe siècle pour réaliser l’unité (et quelle unité), à laquelle l’une et l’autre n’ont cessé de tendre au cours de leur histoire si agitée.
D’où vient cette différence ? De ce qu’en France a été mieux suivie la loi de la nature. C’est la famille capétienne, c’est la fixité de la dynastie royale, fondée sur la loi salique, qui a formé et maintenu l’unité nationale. C’est grâce à ce principe de l’hérédité, qui, nulle part ailleurs, ne s’exerça avec autant de suite et de régularité, que la royauté française put acquérir, au cours des siècles, les conditions de force et de durée nécessaires à l’accomplissement de la grande œuvre nationale [5].
1. République, Liv. I, 17.
2. Mesnie, Magnie : maison, famille, comme on dit encore aujourd’hui la maison de France.
3. Les Origines de l’ancienne France.
4. Essai sur la formation territoriale et politique de la France.
5. Le fait revêt un caractère providentiel que les vrais historiens n’ont pas manqué de remarquer. C’est Dieu, en effet, dans ses desseins sur la France, qui a permis que, dans cette grande lignée capétienne, où l’on ne compte pas, pendant plus de trois siècles, un seul prince adultérin, l’héritier direct ne manquât jamais au trône, en sorte que l’on a vu, sans interruption, depuis Hugues Capet jusqu’à Philippe le Long, le fils aîné du roi défunt succéder régulièrement à son père.
Quand il fallut, pour la première fois, faute d’un héritier direct, empêcher l’accession au trône des femmes, qui auraient pu, en se mariant, porter la couronne de France dans une famille étrangère et compromettre l’unité nationale, il n’y eut qu’à constater la tradition et transformer le fait providentiel en loi positive.
Une fois le mode de succession bien établi, le principe de l’hérédité fonctionna de lui-même, pourvoyant toujours le trône d’un titulaire et maintenant dans la dynastie la grande tradition monarchique.
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