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L’enseignement de saint Thomas d’Aquin sur la conscience

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Le Père Thomas Crean.

Par le Père Thomas Crean (Voice of the Family) — traduit par Campagne Québec-Vie — Photo : National Gallery/Wikimedia Commons

L’enseignement de saint Thomas d’Aquin sur la conscience et deux distorsions modernes

Conférence donnée lors du Rome Life Forum le 17 mai 2018

Dans le présent exposé, je vais tout d’abord brièvement présenter ce que saint Thomas d’Aquin entend par le terme « conscience ». Par la suite, je décrirai les deux façons dont son enseignement sur la conscience est souvent détourné, et j’en expliquerai leurs conséquences pour la vie de l’Église d’aujourd’hui.

Premièrement, que veut dire saint Thomas par le terme « conscience » (en latin, conscientia) ? Certaines personnes ont employé ce mot pour dénoter un pouvoir spécial de l’âme, dont le domaine serait la prise de jugements moraux. Toutefois, Thomas d’Aquin ne croyait pas à l’existence d’un tel pouvoir ; puisque notre intellect est déjà un pouvoir fait pour appréhender la vérité, il s’ensuit que toute sorte de vérité, qu’elle soit « morale » ou « non morale », peut être appréhendée par l’intellect. Ainsi, c’est notre intellect qui perçoit, par exemple, que « deux fois deux font quatre » et que « mentir est mal ». Par conscience, saint Thomas entend une certaine catégorie de jugements rendus par notre intellect, à savoir les jugements que nous portons sur les actes que nous avons faits ou que nous faisons ou encore, que nous pensons faire. D’après son étymologie, il remarque que « conscientia » suggère l’application de la connaissance à un objet ; et il nous dit que nous faisons un jugement de conscience quand nous appliquons notre connaissance à nos propres actions. Saint Thomas distingue trois cas : soit nous sommes simplement conscients du fait d’avoir fait quelque chose ; soit nous jugeons de la bonté ou du mal de quelque chose que nous avons fait ; soit nous jugeons qu’un acte futur possible est quelque chose que nous devrions ou ne devrions pas faire ou pourrions faire.

Ceci explique les actions que l’on attribue généralement à la conscience : il nous dit qu’elle témoigne du simple fait de certaines actions passées ; pour nous absoudre, nous accuser ou même nous tourmenter, du bien ou du mal d’un acte passés ; et pour nous pousser ou nous retenir au sujet d’un quelconque acte futur. [1] La conscience est donc l’acte de juger qu’une de mes actions actuelles ou potentielles est ou fût, bonne ou mauvaise, obligatoire, interdite ou facultative. Enfin, il note que si le mot désigne à proprement parler de tels actes de jugement, il est aussi, par un processus naturel, utilisé pour désigner l’une des causes internes à l’origine de ces actes, à savoir notre tendance habituelle à reconnaître certains biens fondamentaux (p. ex. la vie et l’existence en société) comme des biens qui nous conviennent par nature.

Après cette brève présentation de la signification du mot « conscientia » (conscience) pour saint Thomas, je vais désormais expliquer de quelles manières son enseignement sur la conscience a été tordu, et je démontrerai à quel point ces déviations sont graves pour l’Église aujourd’hui.

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La première distorsion à l’enseignement de saint Thomas est de dire qu’il soutient que ma conscience est une autorité, c’est-à-dire dans le sens de quelque chose qui m’autorise à agir. De ce point de vue, le simple fait que je juge qu’une de mes actions serait bonne à accomplir me donne le droit de la commettre et donne aux autres le devoir de me permettre de la faire. Cette vision déformée a, je suis désolé de le dire, été récemment exprimée en des termes très forts par un archevêque américain qui discourait dans une université en Angleterre. Faisant référence aux « couples et familles mariés », il a déclaré sans réserve : « Leurs décisions de conscience représentent l’orientation personnelle de Dieu pour les particularités de leur vie. » Au cours de son allocution, le même archevêque a explicitement identifié la voix de la conscience à la voix de Dieu pour chaque personne. [2]

D’autres personnes, sans aller aussi loin que la déclaration de cet archevêque, diront que mon jugement sur la bonté d’un acte futur me donne le droit de l’accomplir, et que les autres personnes ont le devoir de me permettre de l’accomplir, pourvu que toute erreur que je pourrais commettre dans mon jugement ne soit pas le résultat de ma propre négligence à chercher la vérité. [3]

Cette opinion commune, qui veut que mon jugement de conscience autorise l’action en accord avec elle, et rend cette action bonne, découle d’une mauvaise interprétation de l’enseignement de saint Thomas selon lequel « une raison erronée engage ». Dire qu’« une raison erronée engage » signifie que si je perçois de façon erronée une action comme bonne et obligatoire pour moi, alors je commets un péché en ne l’accomplissant pas ; et de même, si je perçois de façon erronée une action comme mauvaise et interdite, alors je commets un péché si je l’accomplis. Par exemple, si je suppose, par erreur, que les transfusions de sang sont interdites par la loi de Dieu, alors je commets un pêché en choisissant d’avoir une transfusion de sang. Comme le dit saint Thomas :

Or, comme l’objet de la volonté, nous l’avons vu, est ce que lui propose la raison, dès que celle-ci présente un objet comme mauvais, la volonté devient elle-même mauvaise si elle se porte vers lui. [4]

En d’autres mots, si je choisis ce que je crois être mal (même si en réalité c’est bien), alors je consens au mal et donc commets un péché. De même, si je suppose par erreur qu’il me soit obligatoire de faire un pèlerinage à la Mecque, alors je commets un péché si je choisis de ne pas y aller afin d’économiser de l’argent puisque je refuse délibérément ce qui me paraît être une bonne action obligatoire.

Cependant, le fait que je commette un péché en choisissant d’agir de manière contraire à mon jugement du bon et du mal n’implique pas que j’agis bien en suivant mon jugement, ou ne signifie pas que le reste des gens doivent me laisser faire. Par exemple, si je présume de façon erronée que les transfusions de sang vont à l’encontre des lois de Dieu ; et donc que je suis prêt à laisser un enfant sous ma responsabilité à se vider de son sang, alors je n’agis pas vertueusement ; et les autorités civiles, par contre, agissent en bien en donnant une transfusion de sang à cet enfant contre mon gré. Mon objection de conscience aux transfusions sanguines, même si elle est très intense, même si je suis prêt à aller en prison pour la maintenir, ne rend pas vertueux ou même moralement acceptable un refus de transfusion pour ma personne ou pour quiconque.

Ainsi, pour saint Thomas, le fait que ma volonté soit conforme à ma conscience, bien que nécessaire pour que ma volonté soit bonne, n’est pas une condition suffisante. Mon jugement de conscience doit aussi être vrai.

Deux conditions sont alors nécessaires pour que l’une de mes actions soit bonne : je dois faire un jugement correct de conscience et agir en conséquence. Le simple fait qu’une action soit en accord avec ma conscience ne m’autorise pas à la mettre en œuvre : c’est ce que je veux dire en rejetant l’idée qui affirme que pour saint Thomas, la conscience est en soi une autorité. Ce qui a autorité, c’est Dieu et le bien ; la conscience n’a autorité que dans la mesure où elle adhère à Dieu et au bien, c’est-à-dire dans la mesure où elle juge en vérité.

Cette explication était sur le premier détournement de l’enseignement de Thomas d’Aquin que je désirais mentionner. Il n’est pas difficile de voir à quel point cette distorsion est dévastatrice pour la vraie autorité, tant ecclésiastique que civile. Si une action était bonne du seul fait qu’elle est conforme à la conscience, sans qu’il soit nécessaire que le jugement de conscience soit lui-même vrai, de quel droit les autorités civile et ecclésiastique pourront-elles interdire toute action mauvaise ou nuisible, étant donné que ceux qui les commettent affirment agir en conscience ? Le kamikaze qui remplirait consciencieusement sa mission accomplirait alors une bonne action, aussi de quel droit quelqu’un pourrait-il entraver la bonne action d’autrui ? Ou au sein de l’Église, si quelqu’un se sentait obligé en conscience de vivre dans une union adultère ou contre nature, les pasteurs devraient lui permettre de le faire, et même le louer.

La deuxième déviation de l’enseignement de saint Thomas réside dans une mauvaise utilisation d’un autre aspect qu’il mentionne au sujet de la conscience erronée. Saint Thomas soutient qu’aucune volonté s’accordant à un faux jugement de conscience ne peut être bonne. Toutefois, il soutient également qu’il existe des circonstances dans lesquelles ces volontés peuvent ne pas être mauvaises. Cela dépend de ce qui fait que la personne se trompe en premier lieu et, en particulier, du caractère volontaire ou non de son ignorance. Supposons, par exemple, qu’une bouteille de médicament ait été mal étiquetée par le fabricant. Le pharmacien qui la vend suppose donc qu’elle contient des médicaments qui vont guérir son patient alors qu’en fait il contient des médicaments qui vont le tuer. Le pharmacien fait le jugement erroné de conscience suivant « Il serait bon de donner ce flacon à ce patient », et agit en conséquence.

Saint Thomas dirait que le choix de donner la bouteille, et le fait de la donner ne sont pas bons ; mais ils ne sont pas mauvais non plus. Ils sont le résultat d’une ignorance qui n’était en aucun cas volontaire de la part du pharmacien, et ils ne lui sont donc ni moralement imputables, ni bons, ni mauvais. Il est donc possible, selon les principes de saint Thomas, de supposer à tort qu’une certaine action est bonne, en l’occurrence, de donner à quelqu’un des médicaments qui le tueront, et d’accomplir cette action sans commettre un péché.

Par contre, si le pharmacien avait su que les fabricants avaient déjà mal étiqueté des bouteilles dans le passé et n’avait pas tenté de vérifier le contenu de la nouvelle bouteille, il pourrait être coupable de négligence, et dans ce cas ni son ignorance de l’étiquette défectueuse ni sa décision de remettre la mauvaise bouteille ne seraient exemptes de faute. En général, dit Thomas d’Aquin, lorsque l’ignorance à l’origine du mauvais jugement de conscience découle soit d’une négligence dans la recherche de la vérité, soit même d’une décision consciente de ne pas la rechercher, alors cette ignorance est volontaire, et les actes qui en découlent sont moralement imputables à l’agent. [5] En revanche, lorsque l’ignorance est involontaire, elle est non coupable et les actes qui en découlent ne sont pas moralement imputables.

Or, certains auteurs ont suggéré que l’ignorance non coupable peut s’étendre non seulement à la connaissance des faits individuels (comme dans le cas de la bouteille mal étiquetée), mais aussi aux commandements divins eux-mêmes. Par exemple, ils soutiennent que quelqu’un peut juger, à tort, mais sans culpabilité, que l’adultère n’est pas un mal intrinsèque. Une telle personne, réfléchissant à un éventuel acte d’adultère, peut ainsi porter un jugement erroné : « Cette action m’est permise ». Bien que, selon ces auteurs, tout acte d’adultère qui en résulterait ne serait pas bon, il ne serait pas imputable à l’agent comme mauvais, puisque sa décision jugeant que cela était permis résulte de son ignorance invincible sur le mal intrinsèque de l’adultère. Il serait donc possible qu’il reste en état de grâce bien que commettant l’adultère.

Dans la suite de cet exposé, je veux considérer quatre versions légèrement différentes de cette affirmation, tenues aujourd’hui par certains prélats et théologiens, qu’il est possible, en vertu d’une conscience invinciblement ignorante, de violer les commandements divins tout en restant en état de grâce. Nous verrons également comment saint Thomas leur aurait répondu. Pour éviter des complications qui, autrement, surgiraient, et afin de répondre de plus près à — devrions-nous dire ? — la situation ecclésiale d’aujourd’hui, je ne considérerai que le cas des catholiques qui violent les commandements divins interdisant des actes intrinsèquement mauvais.

Le postulat en question semble être avancé aujourd’hui sous une forme simple et sous trois formes plus complexes. Je les résumerai puis les examinerai l’une après l’autre.

La première forme du postulat prétend que les catholiques, tout en étant en état de grâce, peuvent simplement n’avoir pas connaissance d’un commandement divin ; par exemple, qu’ils peuvent ignorer que Dieu a interdit la fornication, et donc commettre la fornication en restant dans un état de grâce sanctifiante. Ainsi, un récent article paru dans la digne Revue thomiste, revue théologique française, suggère que les catholiques d’aujourd’hui qui cohabitent hors mariage pourraient être non coupables de péché mortel parce que leur manque d’instruction religieuse et la corruption générale de la culture les rendent inconscients de la gravité de leur acte. [6]

La deuxième version du postulat est simplement une forme plus extrême de la première. Elle prétend que les catholiques, tout en étant en état de grâce, peuvent ignorer que quelque chose est contraire à la loi de Dieu, même s’ils savent que l’Église l’enseigne. Par exemple, ils peuvent savoir que l’Église enseigne que l’adultère est contraire à la loi de Dieu, mais ils peuvent être irréprochablement incapables d’accepter la vérité de cet enseignement (ils ont du mal à saisir « la valeur de la règle »), et donc ils peuvent commettre l’adultère en restant en état de grâce.

La troisième version du postulat prétend que les catholiques, tout en étant en état de grâce, peuvent savoir qu’une chose est interdite par la loi de Dieu, mais peuvent ignorer que cette loi les lie sérieusement, plutôt que de les lier seulement sous peine de péché véniel ; ou bien qu’ils peuvent penser à la loi comme étant seulement une sorte de conseil ou idéal de perfection. Par exemple, ils peuvent savoir que l’adultère est contraire à la loi de Dieu, mais ils peuvent néanmoins être invinciblement ignorants de ce qu’ils sont sérieusement obligés d’éviter l’adultère, et peuvent donc commettre ce péché en restant en état de grâce.

La quatrième et dernière version du postulat prétend que les catholiques peuvent savoir qu’un commandement divin les lie sérieusement, mais qu’ils peuvent ne pas être coupables de péché mortel s’ils l’enfreignent, parce que les seuls autres actes possibles leur semblent impliquer un pire péché. Par exemple, un catholique peut savoir que l’adultère est contraire à la loi de Dieu, et savoir que la loi est sérieusement contraignante sur ce sujet, et pourtant pouvoir commettre l’adultère tout en restant en état de grâce parce qu’il suppose que sa seule alternative est de faire quelque chose contre un commandement divin encore plus important.

Dans ce qui suit, j’ai l’intention d’expliquer comment saint Thomas répondrait à ces quatre postulats.

La première affirmation était donc que les catholiques en état de grâce peuvent n’avoir pas connaissance d’un commandement divin et donc rester en état de grâce tout en le violant. Comme nous l’avons vu, le principe général, que saint Thomas applique à l’effet de l’ignorance sur la bonté ou la malice d’un acte, est que le caractère volontaire ou involontaire de l’ignorance fait que l’acte qui est accompli en vertu de cette ignorance est lui-même volontaire ou involontaire, et est donc attribuable ou non à l’agent. La question est donc de savoir s’il est possible pour un catholique d’être involontairement ignorant d’un commandement divin au sujet d’actions intrinsèquement mauvaises.

Or, loin de laisser cette possibilité aux catholiques, saint Thomas l’exclut de l’humanité en général. Dans la Summa Theologiæ, question 88, article 6 de la Prima Secundæ, il demande si un péché qui est par nature mortel peut devenir véniel en raison de certaines circonstances. Il fera valoir que ce n’est pas le cas, mais il imagine d’abord qu’un opposant lui soumette l’affaire suivante :

De péché véniel à péché mortel nous plaçons la différence en ce que l’homme qui pèche mortellement aime la créature plus que Dieu, tandis que celui qui pèche véniellement aime la créature moins que Dieu. Or, il arrive que, tout en faisant une chose qui dans son genre est péché mortel, quelqu’un aime cependant la créature moins que Dieu ; c’est le cas de l’individu qui, ne sachant pas que la fornication simple est péché mortel, et contraire à l’amour divin, la commet, de telle manière pourtant qu’il serait prêt à y renoncer, pour l’amour de Dieu, s’il savait qu’en faisant cela il agit contre cet amour. Donc il péchera véniellement, et c’est ainsi qu’un péché mortel peut devenir véniel.

Saint Thomas répond que, dans un tel cas, la personne qui commet la fornication serait encore coupable de péché mortel, puisqu’elle a fait preuve d’une grave négligence pour déterminer quelle était la loi de Dieu. Il écrit : « L’ignorance elle-même est un péché, et contient en elle-même un manque d’amour pour Dieu, dans la mesure où l’homme néglige d’apprendre ces choses par lesquelles il peut se protéger en l’amour de Dieu ».

Il convient de noter que Thomas d’Aquin donne l’exemple de la fornication. Il savait que les païens en général n’avaient pas considéré cela comme une affaire grave [7], mais il ne pense pas qu’une personne agissant conformément à une telle erreur soit exempte de péché mortel. Ainsi, bien que l’article de la Revue thomiste que j’ai cité ait raison de dire que l’atmosphère païenne du monde moderne rend plus probable l’ignorance de catholiques à l’égard des lois divines qui régissent le comportement sexuel, saint Thomas soutient que cette ignorance est elle-même encore mortelle. Elle contient en elle-même, dit-il, un manque d’amour de Dieu, puisqu’elle signifie qu’une personne a négligé d’apprendre à Lui plaire. Le mauvais exemple de la culture environnante peut certainement diminuer la culpabilité, mais il ne peut, selon saint Thomas, la convertir de mortelle à vénielle. [8]

De même, et naturellement, étant donné que l’adultère est plus grave que la fornication, il rejette l’idée que l’ignorance de la loi divine contre l’adultère puisse être involontaire. Alors il écrit :

Si la raison erronée disait à un homme qu’il est tenu de s’approcher de la femme de son prochain, la volonté qui se conforme à cette raison erronée est mauvaise parce que l’erreur provient de l’ignorance de la loi de Dieu, qu’on est tenu de connaître. [8]

Nous voyons ici, me semble-t-il, un certain danger dans la maxime, souvent répétée, selon laquelle « la pleine connaissance et le consentement » sont des conditions nécessaires au péché mortel. Il n’est pas nécessaire de savoir que quelque chose est un péché mortel pour encourir la culpabilité du péché mortel en le commettant. La position constante de saint Thomas est que la seule sorte de méconnaissance des commandements de Dieu qui peut excuser du péché mortel quelqu’un qui les enfreint est un manque de conscience dû à la folie ou au handicap mental, des choses qui, à son avis, excusent même du péché véniel. [9] Il est intéressant de noter que la version moderne du Catéchisme de l’église catholique, bien qu’il utilise la maxime « pleine connaissance et entier consentement » comme nécessaire pour le péché mortel, ajoute immédiatement que « L’ignorance affectée et l’endurcissement du cœur » n’excusent personne, et aussi que « Mais nul n’est censé ignorer les principes de la loi morale ». [10] Étant donné ces larges réserves et l’importance de la question en cause, je me demande s’il est prudent de continuer à utiliser cette maxime pour prêcher et catéchiser.

La deuxième des quatre hypothèses à considérer est que les catholiques, tout en vivant dans la grâce, peuvent ignorer que quelque chose est contraire à la loi de Dieu bien qu’ils sachent que l’Église enseigne que cette chose l’est ; ils ne voient sans doute pas la valeur de la règle. Je ne veux pas m’attarder longtemps sur cette hypothèse, car elle est en fait réfutée par les mêmes arguments qui ont réfuté la première. Si les hommes en général sont coupables de leur ignorance alors qu’ils ne savent pas que certains actes sont intrinsèquement mauvais, alors les catholiques le sont aussi. En fait, saint Thomas soutiendrait que de tels catholiques sont non seulement coupables d’ignorance coupable, mais aussi du péché beaucoup plus grave d’hérésie.

Autrement, s’il admet ce qu’il veut de ce que l’Église enseigne, et n’admet pas ce qu’il ne veut pas admettre, à partir de ce moment-là il n’adhère plus à l’enseignement de l’Église comme à une règle infaillible, mais à sa propre volonté. [11]

Un catholique qui refuserait d’accepter l’enseignement infaillible de l’Église sur la loi divine ne pourrait de ce fait posséder la vertu de la foi, et ne pourrait donc vivre en état de grâce.

La troisième version de l’hypothèse que j’ai dégagée suggère que les catholiques en état de grâce sachant que quelque chose est interdit par la loi de Dieu peuvent ignorer que cette loi les lie gravement, et peuvent supposer qu’elle ne les lie que sous peine de péché véniel, ou même que, comme les règles, et non comme les vœux des ordres religieux, elle ne les lie pas sous peine de péché, mais les présente plutôt comme un idéal auquel aspirer. Thomas d’Aquin dirait simplement, je pense, que cette suggestion ne comprend pas bien ce que c’est de savoir, comme nous y sommes obligés sous peine d’une grave négligence coupable, que quelque chose appartient à la loi divine. Savoir que quelque chose appartient à la loi divine, c’est savoir qu’il y a un commandement divin à ce sujet, et que quiconque enfreint ce commandement pèche mortellement en préférant quelque chose de créé à Dieu. C’est pourquoi, dans le De Veritate, il écrit que le fait même que quelqu’un ait la volonté de ne pas observer la loi de Dieu signifie qu’il pèche mortellement [12]. En d’autres mots, savoir qu’une chose appartient à la loi divine signifie aussi savoir qu’elle lie gravement. Celui qui pense que ce qu’il peut encore appeler « loi divine » n’est en fait qu’une sorte d’idéal est donc dans la position considérée dans la première hypothèse, c’est-à-dire qu’il ignore simplement la loi divine sur les actes intrinsèquement mauvais, une ignorance que saint Thomas considère comme gravement coupable.

La quatrième et dernière hypothèse à considérer est qu’un catholique, tout en étant en état de grâce, peut savoir qu’un commandement divin le lie sérieusement, mais qu’il peut se libérer de la culpabilité du péché mortel s’il enfreint ce commandement, parce que la seule autre voie pour s’y soustraire lui semble comporter un péché pire.

C’était déjà une question classique au XIIIe siècle. Techniquement, une telle personne était dite perplexus (perplexe). L’enseignement cohérent de saint Thomas est que personne n’a besoin de rester dans un tel état, puisqu’il n’est causé que par quelque mauvais choix à la base qui peut toujours être révoquée. Ainsi, dit-il, si quelqu’un aime faire ce qui est juste pour être loué par les autres, il peut être perplexe, car s’il fait ce qui est juste pour être loué ou s’il omet de le faire, il sera coupable, soit de vanité, soit de péché d’omission. Pourtant, si un tel homme agit, il n’est pas vraiment perplexe, puisqu’il peut toujours rejeter l’intention sous-jacente de plaire aux humains puis de faire la bonne chose pour la bonne raison. Plus généralement, on peut dire qu’il est impossible pour une personne d’enchevêtrer sa vie de telle sorte qu’il n’y a plus de bonne voie à suivre et qu’elle doit, d’une manière ou d’une autre, enfreindre la loi de Dieu. [13] Prétendre que cela est possible, c’est dire que la loi de Dieu nous imposera parfois des exigences inconciliables, ce qui serait blasphémer contre la sagesse divine.

En conclusion, comme l’ont noté divers auteurs, l’enseignement moral de saint Thomas n’est pas une « morale de conscience », en ce sens qu’il ne considère pas qu’une bonne action signifie une action conforme à la conscience [14], mais une action qui atteint Dieu et le bien, notre jugement correct de conscience étant simplement une condition nécessaire pour cela. Loin d’être toujours la voix de Dieu, la conscience peut être la voix de la chair, ou même du diable. S’il est possible pour les hommes d’ignorer la loi divine et le mal intrinsèque de certains types d’action, cette ignorance ne leur évite pas le péché mortel, car même là où une mauvaise éducation ou une culture ambiante corrompue existent et sont des facteurs atténuants, leur ignorance demeure elle-même un péché mortel : une négligence, dit saint Thomas, à apprendre ces choses qui nous permettent de nous protéger dans l’amour de Dieu. En cela, il est fidèle à l’enseignement du Nouveau Testament. En écrivant aux Éphésiens, Saint Paul ne dit pas que l’ignorance de la loi divine sous laquelle les païens peinaient les excusait de leur culpabilité, mais plutôt qu’elle les coupait de Dieu ; ils sont, dit-il, devenus étrangers à la vie de Dieu à cause de l’ignorance qu’a entraînée chez eux l’endurcissement du cœur (Ép. 4, 18). Et l’apôtre de l’amour divin nous assure qu’il n’est pas possible de combiner l’état de grâce et les actions intrinsèquement mauvaises. Petits enfants, que personne ne vous égare. Celui qui pratique la justice est juste comme celui-là est juste. Quiconque est né de Dieu ne commet pas le péché parce que sa semence demeure en lui ; il ne peut pécher, étant né de Dieu (1 Jean 3:7, 9).


Notes

[1] Le Catéchisme moderne utilise le mot d’une manière un peu plus modérée : La conscience morale est un jugement […] par lequel la personne humaine reconnaît la qualité morale d’un acte concret qu’elle va poser, est en train d’exécuter ou a accompli. [en français, CEC 1778] (CCC 1778).

[2] Cardinal Blaise Cupich, parlant lors du 9th February at St Edmund’s College, University of Cambridge. Texte complet disponible ici (en anglais) : http://www.lastampa.it/2018/02/09/vaticaninsider/eng/documents/pope-francis-revolution-of-mercy-amoris-laetitia-as-a-new-paradigm-of-catholicity-skMox0lKtoX5szfKH6QgrL/pagina.html

[3] P. ex. E. D’Arcy, Conscience and Its Right to Freedom, London, Sheed & Ward, 1961, cité dans J. Lamont, “Conscience, Freedom, Rights: Idols of the Enlightenment Religion”, The Thomist, 73 (2009), 182.

[4] Summa Theologiae 1a 2ae, 19, 5.

[5] Ibid.

[6] T. Michelet, « La Communion des divorcés remariés », Revue thomiste 116, octobre-décembre 2016, t. 4, 633 : « Ils vivent dans des conditions culturelles telles qu’ils peuvent fort bien ne pas avoir de péchés graves sur la conscience en ce domaine, dans la mesure où ils n’en voient plus la gravité, aidés en cela par la société, si ce n’est par leurs éducateurs. »

[7] Cf. 1a 2ae 103, 4 ad 3 : « With regard to fornication a special prohibition was made, because the Gentiles did not hold it to be sinful. » He is speaking about the Council of Jerusalem, described in Acts 15.

[8] 1a 2ae, 19, 6.

[9] Quodlibetal Questions, III, 12, 2 ad 2: “Ignorance of the law does not excuse one from sin, unless it be invincible ignorance, such as us found in lunatics and imbeciles (furiosis et amentibus), which entirely excuses from sin.”

[10] CCC 1859-60.

[11] 2 a 2ae 5, 3.

[12] Cf. De Veritate, 17, 4 : « Non videtur autem possibile quod aliquis peccatum evadat, si conscientia, quantumcumque errans, dictet aliquid esse praeceptum Dei sive sit indifferens sive etiam per se malum; si contrarium, tali conscientia manente, agere disponat. Quantum enim in se est, ex hoc ipso habet voluntatem legem Dei non observandi ; unde mortaliter peccat. »

[13] 1 a 2ae, 19, 6 ad 3.

[14] Voir l’analyse de J. Lamont sur la phrase « moralities of conscience » dans « Conscience, Freedom, Rights », spécialement aux pp. 177-94.



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