Par Alan Fimister (Campaign Life Coalition) — Traduit par Campagne Québec-Vie — Photo : jiradet ponari/Adobe Stock
Il n’est pas difficile de démontrer l’immoralité de l’avortement. S’il existe un doute sur l’humanité du « fœtus », le fait de lui ôter la vie est moralement indissociable d’un meurtre, tout comme le serait le fait de tirer sur un buisson sans se soucier de savoir si c’est le garde-chasse ou un cerf qui l’a fait bruisser. C’est pourquoi les partisans les plus extrêmes de l’avortement réclament un droit à l’infanticide. Ils se rendent compte que la logique de leur position l’exige.
Souvent, lorsqu’on affirme l’immoralité absolue et sans exception de l’avortement provoqué, on est immédiatement confronté par son interlocuteur au cas de la « vie de la mère ». Il faut donc faire une distinction entre le double effet et le fait de faire le mal pour qu’il en résulte un bien. L’illustration la plus célèbre est celle des cas du train à la dérive et du randonneur inconscient.
Dans le cas du train à la dérive, un citoyen bien intentionné s’introduit dans un poste d’aiguillage pour découvrir que l’aiguilleur est mort d’une crise cardiaque et qu’un train à grande vitesse a déjà franchi les signaux. Il est trop tard pour arrêter le train, mais il peut encore changer les aiguillages. Si le train continue sur sa voie actuelle, il percutera cinq travailleurs sur la ligne d’en face, qui ont le dos tourné et un casque antibruit sur les oreilles. S’il change les aiguillages, il ne percutera qu’un seul travailleur. Il change les aiguillages afin de sauver les cinq travailleurs, prévoyant mais n’ayant pas l’intention de tuer le seul travailleur sur l’autre ligne. La permutation des aiguilles n’est pas un mal en soi. La mort du seul ouvrier ne sauve pas, en soi, la vie des cinq autres. La mort des cinq est clairement un résultat pire. Il s’agit d’un véritable cas de « double effet ».
|
|
Le cas opposé est celui du randonneur inconscient. Un médecin désespéré tente de sauver cinq patients qui ont chacun besoin d’une greffe d’organe différente. Par chance, un randonneur en bonne santé qui a perdu connaissance est amené à l’infirmerie. Si le médecin tue le randonneur et prélève ses organes, il peut sauver la vie des cinq autres hommes (en mettant entre parenthèses pour un moment le champ de mines moral de la transplantation d’organes « post mortem »). Dans ce cas, le médecin désespéré aurait directement l’intention de tuer le randonneur ; c’est la mort du randonneur qui fournit les organes ; l’acte lui-même est intrinsèquement immoral. Il s’agirait d’un cas évident de faire le mal pour que le bien en découle.
Toute personne raisonnable peut voir la différence entre ces deux cas et sait que le premier serait moral et le second immoral. La question de savoir quelle intervention visant à sauver la vie d’une mère correspondrait au premier cas et laquelle au second est subtile, mais le principe est clair.
D’après mon expérience, cette explication convainc et irrite à la fois les défenseurs de l’avortement provoqué. Cela s’explique par le fait qu’une question plus profonde est en jeu. Personne ne pense vraiment que l’avortement est moralement admissible. Ils pensent simplement que c’est très pratique et, pour le bien de cette commodité, ils ont accepté le principe selon lequel on peut faire le mal pour qu’il en résulte un bien. Ils ne sont toutefois pas prêts à avouer ouvertement que c’est ce qu’ils ont fait. En effet, de nombreuses personnes soutiennent l’avortement non pas parce qu’elles ont elles-mêmes commis ce péché ou qu’elles prévoient de le faire, mais parce qu’elles ont, à un ou plusieurs moments cruciaux de leur vie, accompli un acte intrinsèquement immoral et qu’elles l’ont justifié à leurs propres yeux en se basant sur ses conséquences. Ce n’est pas qu’elles ne perçoivent pas que ce mauvais principe est impliqué dans le soutien à l’avortement ; c’est précisément la raison pour laquelle elles soutiennent l’avortement en premier lieu.
Le partisan de l’avortement ne le dira pas, il ne l’admet généralement pas explicitement lui-même, mais à un moment donné, il a pris ce mauvais virage de manière coupable et il domine désormais son raisonnement moral. Les arguments qu’il avance pour justifier son soutien à l’avortement ne sont que la façade de ses motivations profondes. Comme l’a profondément observé St John Henry Newman :
« Malgré l’inexactitude de l’expression, ou (si l’on veut) de la pensée, qui prévaut dans le monde, les hommes, dans l’ensemble, ne raisonnent pas de manière incorrecte. Si leur raison était en défaut, ils raisonneraient chacun à leur manière ; mais ils se forment en écoles, et cela non seulement par imitation et par sympathie, mais certainement par contrainte interne, par l’influence contraignante de leurs divers principes. Ils peuvent mal argumenter, mais ils raisonnent bien ; c’est-à-dire que leurs motifs professés ne sont pas des mesures suffisantes de leurs motifs réels ».
Ce n’est pas une coïncidence si l’avortement a été légalisé pour la première fois en Union soviétique. Le marxisme est un credo prétendument amoral qui vise entièrement à faire le mal pour que le « bien » en découle. Comme l’a fait remarquer Léon Trotsky avec une honnêteté « rafraîchissante », « nous devons en finir une fois pour toutes avec le bavardage des papistes et des quakers sur le caractère sacré de la vie humaine ». Ce n’est pas non plus une coïncidence si, lorsque l’avortement a été légalisé en Grande-Bretagne, Mao atteignait le point culminant de sa carrière en tant que plus grand meurtrier de masse de l’histoire de l’humanité. Sous l’inimitié supposée entre fascistes, libéraux et communistes se cache un point commun beaucoup plus profond. L’idéologie essentielle du vingtième siècle est un credo qu’ils partagent tous les trois et dont ils ne sont que des dénominations ou des sectes : « Nous pouvons, nous devons, faire le mal pour qu’il en résulte un bien ». Le « bien » que poursuit le marxiste est le triomphe d’une classe, le fasciste celui d’une race et le libéral celui de l’indulgence hédoniste de l’individu, mais l’erreur distinctive est la même dans chaque cas et les dévots de chaque secte ont tous été prêts à tuer des millions d’innocents pour atteindre leur objectif.
Bien entendu, l’erreur elle-même est la conséquence d’une erreur plus profonde encore : le matérialisme. Au fond de lui, le moderne croit que seule la matière existe. Par conséquent, le bien lui-même doit être matériel, car il n’y a rien d’autre qu’il puisse être. Par conséquent, plus j’en ai, moins un autre peut en avoir. La recherche du bonheur est un sport de compétition dans lequel il n’y a pas de prix pour le franc-jeu. Et il va sans dire que nous devrions, si c’est nécessaire ou même simplement pratique, utiliser notre voisin à notre profit et à son détriment. Comme le dit Réginald Garrigou-Lagrange :
... les mêmes biens spirituels peuvent appartenir simultanément et intégralement à tous et à chacun, sans que celui-ci nuise à la paix de l’autre ; nous les possédons même d’autant mieux que nous sommes plusieurs à en jouir ensemble. Nous pouvons ainsi posséder tous simultanément, sans nous gêner les uns les autres, la même vérité, la même vertu, le même Dieu. Ces biens spirituels sont assez riches et universels pour appartenir en même temps à tous et pour combler chacun de nous. Bien plus, nous ne possédons pleinement une vérité que si nous l’enseignons aux autres, que si nous leur faisons part de notre contemplation ; nous n’aimons vraiment une vertu que si nous voulons la voir aimée par autrui, nous n’aimons sincèrement Dieu que si nous voulons le faire aimer. Tandis qu’on perd l’argent que l’on donne ou que l’on dépense, on ne perd pas Dieu en le donnant aux autres, on le possède même d’autant mieux. Et au contraire nous le perdrions si par ressentiment nous voulions qu’une seule âme fût privée de Lui, si nous voulions exclure une âme de notre amour, même celle de ceux qui nous persécutent et nous calomnient.
Il y a dans cette vérité très simple et très haute, si chère à saint Augustin, une grande lumière : Si les biens matériels divisent les hommes d’autant plus qu’on les recherche pour eux-mêmes, les biens spirituels unissent les hommes d’autant plus profondément qu’on les aime davantage.
Ce grand principe est un de ceux qui font le mieux sentir la nécessité de la vie intérieure. Il contient aussi virtuellement la solution de la question sociale et de la crise économique mondiale qui sévit à l’heure actuelle. Il est exprimé simplement dans l’Évangile : « Cherchez le royaume de Dieu, et tout le reste vous sera donné par surcroît » (Matth., VI, 33 ; Luc, XII, 31). Le monde se meurt en ce moment de l’oubli de cette vérité fondamentale, pourtant élémentaire pour tout chrétien.
Les vérités les plus profondes et les plus vitales sont en effet précisément des vérités élémentaires longtemps méditées, approfondies, et devenues pour nous vérités de vie, ou objet de contemplation habituelle.
Le Seigneur à l’heure actuelle montre aux hommes combien ils se trompent en voulant se passer de lui, en mettant leur fin dernière dans la jouissance terrestre, en renversant l’échelle des valeurs, ou, comme on disait autrefois, la subordination des fins. On veut alors dans l’ordre matériel de la jouissance sensible produire le plus possible; on croit compenser ainsi par le nombre la pauvreté des biens terrestres; on construit des machines toujours plus perfectionnées pour produire toujours plus et mieux et avoir un plus grand profit ; c’est là le but dernier. Que s’ensuit-il? Cette surproduction ne peut s’écouler, elle devient inutilisable et elle nous tue en conduisant au chômage actuel, où l’ouvrier sans travail est dans l’indigence, tandis que d’autres meurent de pléthore. C’est une crise, dit-on ; en réalité, c’est plus qu’une crise, c’est un état général, et qui devrait être révélateur, si nous avions des yeux pour voir, comme dit l’Évangile : on a mis la fin dernière de l’activité humaine là où elle n’ est pas, non en Dieu, mais dans la jouissance d’ici-bas. On veut trouver le bonheur dans l’abondance des biens matériels, qui ne sauraient le donner. Loin d’unir les hommes, ils les divisent, et cela d’autant plus qu’on les recherche pour eux-mêmes et plus âprement.
À l’époque, on pouvait penser que la chute du communisme signifiait la fin des erreurs de la Russie. Malheureusement, ce ne fut pas le cas. La disparition de la réalisation la plus grossière du matérialisme amoral a libéré cet esprit inique pour qu’il habite pleinement le troupeau porcin qui n’a jamais entendu parler d’une autre voie ou goûté à un autre espoir que celui-là. Nous étions assez naïfs pour penser que les Soviétiques et leurs admirateurs étaient des hommes de la plus basse espèce. Aujourd’hui, leurs enfants sont d’une race plus pure... et ce monde leur appartient.