La mise en oeuvre au Québec d'un programme de procréation assistée gratuit a entraîné un boom qui est en voie de coûter beaucoup plus cher que prévu: trois hôpitaux réclament 123 millions de dollars pour lancer un programme de fécondation in vitro (FIV).
Ces dépenses sont prévues pour trois des cinq grands hôpitaux désignés par le gouvernement pour offrir le programme afin d'assumer le coût de 8500 cycles de FIV, a appris La Presse. Il s'agit du Centre hospitalier de l'Université de Montréal (CHUM), qui offre le service depuis février dernier, du Centre universitaire de santé McGill (CUSM) et du CHU Sainte-Justine, qui n'a pas encore commencé à traiter des couples ayant des problèmes de fertilité.
Cette somme est bien loin des 63 millions projetés par le gouvernement en 2010 jusqu'en 2015, avec les dizaines de millions remboursés à l'acte aux médecins spécialistes par la Régie de l'assurance maladie du Québec (RAMQ).
L'évolution des coûts au 10 janvier 2012 est largement détaillée dans une note interne destinée au directeur adjoint de la Direction des affaires médicales et universitaires de l'Agence de la santé et des services sociaux de Montréal, M. Frédéric Abergel, obtenue par La Presse.
En ce qui concerne le CHUM, on y indique qu'une somme de 8 millions a déjà été accordée pour le démarrage du programme, mais que le coût est maintenant évalué à 13,16 millions. Les coûts en équipement et en immobilier sont estimés à 3,4 millions, auxquels s'ajoutent 19,8 millions pour 4500 processus de FIV, à 4398$ chacun. L'enveloppe totale atteint donc 36 millions. Depuis février dernier, le CHUM a réalisé 75 FIV; on prévoit en faire 500 d'ici la fin de 2012.
Le CUSM, qui a lancé le programme avant les autres et qui comptabilise jusqu'à maintenant 2340 cycles de FIV, engendre pour sa part des dépenses de 46,7 millions. Son plan d'affaires précise par ailleurs que le coût unitaire de chaque FIV, d'abord évalué à 4704$, doit maintenant reposer sur un financement de 8000$ l'unité.
Le CHU Sainte-Justine, dont le programme doit être lancé en 2012-2013, fait quant à lui état de coûts de démarrage de 40 millions.
Pour les trois centres hospitaliers universitaires, on précise que le ministère de la Santé a confirmé l'achat de 11 échographes, dont le coût n'est pas précisé. Les trois hôpitaux dressent aussi la liste du personnel spécialisé nécessaire au fonctionnement du programme: 26 gynécologues, 2,3 urologues, 1,5 endocrinologue, 6 généticiens, 25 fellows, 1,2 anesthésiste - en plus d'un radiologue et d'un psychiatre à Sainte-Justine.
À l'Agence de santé de Montréal, on n'a pas nié l'existence de ces plans d'affaires des trois CHU. Le porte-parole Hugo Larouche a toutefois expliqué que le rôle de l'Agence se limite à «recevoir les plans d'affaires, à les analyser et à les soumettre au ministère de la Santé et des Services sociaux, qui aura le mandat de verser l'argent aux trois hôpitaux». Au Ministère, on a expliqué qu'il est trop tôt pour dévoiler les plus récents coûts engendrés par le programme dans les hôpitaux, puisque l'année financière s'est terminée le 31 mars. La porte-parole Nathalie Lévesque a néanmoins précisé qu'une somme de 27 millions a été allouée aux hôpitaux et au privé en 2010-2011.
Rien pour le privé
De leur côté, les cinq cliniques privées du Québec désignées par le ministère de la Santé pour offrir le service n'ont pas reçu d'argent pour démarrer ou assurer le fonctionnement du programme, ni pour acheter de l'équipement. Carole Rhéaume, directrice des opérations à la clinique OVO fertilité, explique que les frais sont entièrement assumés par le groupe médical, à l'exception du paiement à l'acte remboursé par la RAMQ.
«Nous sommes censés recevoir de l'argent pour l'entreposage des embryons, mais à ce jour, on n'a rien eu. On a par ailleurs mobilisé beaucoup de ressources pour obtenir l'accréditation de départ, il en faut davantage pour obtenir les deux certifications supplémentaires, l'équivalent des certifications canadiennes ISO», déplore-t-elle.
Quant aux frais remboursés par la RAMQ, les données les plus récentes obtenues par La Presse en vertu la Loi sur l'accès à l'information indiquent que 22,5 millions ont été payés aux cliniques et aux hôpitaux, dont 18,5 millions uniquement à Montréal.
À l'été 2010, lorsque le programme a été annoncé en grande pompe par le ministre de la Santé, Yves Bolduc, en compagnie de l'animatrice Julie Snyder, la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) s'était montrée critique. Le président de la Fédération, le Dr Gaétan Barrette, avait d'abord qualifié le programme de «bon en soi». Du même souffle, il avait toutefois souligné que «jamais un programme de cette ampleur n'aura été mis en place de façon aussi rapide au Québec», ajoutant qu'il avait été demandé par «un lobby».
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CLINIQUES PRIVÉES: «ICI, IL N'Y A AUCUN DÉLAI D'ATTENTE»
L'obstétricien et gynécologue Seang Lin Tan est devenu une étoile de la fécondation in vitro en traitant Julie Snyder afin qu'elle puisse avoir des enfants. En plus d'être un chercheur reconnu et le directeur du Centre de reproduction McGill (CUSM), il dirige l'une des dernières cliniques privées du Québec à avoir obtenu l'accréditation pour offrir la gratuité aux femmes et couples infertiles.
Le Dr Tan et son collègue endocrinologue, le Dr Michael H. Dahan, ont fait faire le tour du proprio à La Presse. Leur clinique, située sur le boulevard Décarie à Montréal, est équipée de trois salles d'examen, d'une salle d'opération, d'un laboratoire et d'une salle d'incubateurs à la fine pointe de la technologie. «Ici, il n'y a aucun délai d'attente, affirme-t-il. Je dirais qu'au CUSM, l'attente est d'environ huit mois.»
Le Centre de reproduction de Montréal a ceci de particulier qu'il offre le prélèvement des ovules sous anesthésie contrairement aux hôpitaux qui procèdent sous anesthésie locale. Il y a aussi des services de massothérapie, d'acupuncture, d'ostéopathie, de nutrition, de psychologie et même une salle de yoga. «Les études démontrent que le stress a un rôle important dans la fertilité», précise Dr Dahan.
Les deux spécialistes ne critiquent pas le gouvernement dans sa décision de ne pas financer les frais de démarrage du privé, mais ils estiment que le programme devrait être amélioré. «Il faudrait avoir la permission de transférer tous les embryons avant de commencer un nouveau cycle FIV (chaque cycle est remboursé par la RAMQ, jusqu'à concurrence de trois)», estime le Dr Tan. Il déplore aussi qu'à l'heure actuelle, il n'y a que les centres hospitaliers qui peuvent faire de la recherche.
Quant aux coûts du programme, le Dr Tan est d'avis qu'ils seront remboursés en partie par la diminution des grossesses multiples, et du nombre de prématurés à soigner. Il n'en demeure pas moins que la baisse de la fertilité chez la femme s'amorce dès l'âge de 28 ans, fait-il remarquer. Le chercheur estime que le Québec devrait s'inspirer des États-Unis et faire la promotion de la congélation des oeufs pendant que les femmes sont jeunes. «La moitié de notre clientèle a atteint la quarantaine, précise-t-il. Les femmes sont rares à le savoir, mais à partir de 38 ans le niveau de fertilité baisse de 1% par mois.»
> Remboursement dans les cliniques privées
Juste avant Noël, le ministre de la Santé, Yves Bolduc, a annoncé lors de l'ouverture de la clinique de procréation assistée au CHUM que le montant des traitements remboursés dans les cliniques privées serait revu à la baisse, passant de 7100$ initialement, à 4600$, en 2012.
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7243 C'est le nombre de cycles (FIV) qui ont été remboursés entre le 1er avril 2011 et le 31 mars 2012.
649 C'est le nombre de cycles effectués entre le 1er et le 30 avril 2012, donc sur un mois.
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Qui offre la gratuité au Québec?
Cinq cliniques privées au Québec ont reçu l'accréditation du gouvernement jusqu'à maintenant en vertu du du Programme de gratuité de la procréation assistée, la plupart à Montréal; Procréa (Montréal et Québec), OVO (Montréal), le Centre de fertilité de Montréal et le Centre de reproduction de Montréal. À l'heure actuelle, les services de FIV sont disponibles dans trois hôpitaux: le CUSM (Hôpital Royal-Victoria), le CHUM (Place Dupuis), et le Centre hospitalier universitaire de Québec (CHUQ). L'an prochain, ils devraient être offerts au CHU Sainte-Justine et au Centre hospitalier de Sherbrooke (CHUS). Le service est aussi en branle dans des établissements de Trois-Rivières et Chicoutimi.
Les coûts remboursés par Québec
Tous les frais relatifs aux traitements de procréation assistée admissibles sont assumés par le régime public. Les activités médicales couvertes sont:
> le bilan de base d'infertilité (féminin et masculin et les tests complémentaires nécessaires,
> le prélèvement d'ovules,
> le prélèvement d'ovules non matures pour la maturation des ovules in vitro,
> le don d'ovule,
> le prélèvement de sperme au moyen d'une intervention médicale,
> la congélation du sperme,
> la vitrification des ovules,
> les paillettes de sperme,
> la fécondation in vitro pour 3 cycles stimulés ou pour 6 cycles naturels ou naturels modifiés
> le diagnostic génétique préimplantatoire,
> le transfert d'un embryon frais ou congelé,
> la congélation d'embryons.
Les médicaments sont remboursés selon les modalités du régime d'assurance médicament. Les activités médicales exclues du programme sont aux frais des patients.
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DATES IMPORTANTES
Juin 2008 L'animatrice Julie Snyder part en croisade au nom des parents infertiles. En commission parlementaire, elle apostrophe le ministre de la Santé de l'époque, Philippe Couillard, en lui reprochant de ne pas l'écouter et de rire de son groupe «en catimini».
Juillet 2010 Québec annonce le lancement du programme de gratuité de procréation assistée au Québec. L'objectif est de rembourser 3000 cycles FIV la première année, à l'intérieur d'un budget de 25 millions, et 7000 dès 2014, pour une facture totale de 63 millions.
Octobre 2010 Le président de l'Association des obstétriciens-gynécologues du Québec, le Dr Robert Sabbah, prédit qu'au rythme où vont les choses, on doit s'attendre à un «moratoire FIV» d'ici peu. Pour répondre à la demande qui double dans certaines cliniques, des médecins spécialistes sont recrutés.
Mai 2011 Après neuf mois d'activité, le programme de remboursement des traitements de procréation assistée a permis 887 grossesses à la suite de 4300 cycles de traitement de fécondation in vitro. Au 31 juillet, 4635 cycles avaient été effectués.
Décembre 2011 Le ministre Bolduc inaugure la clinique de procréation assistée du CHUM. Elle emboîte le pas au CUSM en commençant à offrir la gratuité au mois de février. Il mentionne que le coût des cycles remboursés dans le privé passera de 7100$ à 4600$, en 2012.
Avril 2011 Selon des données de la Société canadienne de fertilité et d'andrologie (SCFA), le taux de 27% de grossesses multiples a diminué à un taux de 3,4% au Québec. Cette baisse finance à elle seule le programme, estiment plusieurs médecins spécialistes.
Mars 2012 Dans son budget, le ministère de la Santé et des Services sociaux confirme son intention de financer le programme de procréation assistée avec la contribution de 200$ «taxe santé», imposée à tous les contribuables.
Juin 2012 D'ici peu, le CHU Sainte-Justine offrira le programme, et le Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke (CHUS) suivra éventuellement. Au total, cinq cliniques privées sont accréditées.