Saint Albert le Grand par Ernest Board.
Par Matthew McCusker — Traduit par Campagne Québec-Vie — Photo : Wikimedia Commons
26 avril 2024 (LifeSiteNews) — L’article précédent de cette série posait la question « qu’est-ce que la philosophie ? » et répondait comme suit : la philosophie est « la science de toutes les choses naturellement connaissables par l’homme, dans la mesure où les causes et raisons les plus profondes de ces choses sont étudiées ».
Dans cet article, nous nous demanderons s’il est possible qu’il y ait un système de vraie philosophie et si ce système peut être identifié.
Il s’agit d’une question importante, car il est courant aujourd’hui de considérer la philosophie comme essentiellement non scientifique et comme un simple recueil d’idées différentes sur le monde et sur la vie, dans lequel on peut piocher à sa guise.
La plupart des gens semblent supposer que la philosophie n’est pas très importante et qu’elle n’a pas beaucoup d’influence sur la « vie réelle ». Une personne peut aimer lire Platon, Nietzsche ou Marc Aurèle pendant son « temps libre », mais sa « vraie vie » se déroulera à peu près de la même manière que celle de tous les autres membres de sa société.
L’irréalité de la philosophie pour l’homme moderne est une conséquence des idées de Kant, et des écoles philosophiques qui le suivent, qui soutiennent (comme expliqué dans un article précédent) que l’intellect humain ne peut atteindre une connaissance certaine de la réalité au-delà des phénomènes sensoriels.
Si tel est le cas, alors rien de vraiment significatif ne peut être dit par la philosophie et la véritable connaissance est limitée aux sciences empiriques.
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Commentant ces attitudes, le cardinal Mercier écrit :
Selon une opinion qui est rarement formulée expressément, mais dont on peut dire qu’elle n’en est pas moins « dans l’air », les sciences particulières ont aujourd’hui accaparé tout ce qui peut faire l’objet d’une connaissance certaine et vérifiable... Si donc la philosophie a une prétention à l’existence, ce ne peut être que comme une science en dehors de la science positive, s’occupant de spéculations obscures et se contentant de fictions pour ses conclusions ou, du moins, de conjectures invérifiables. [1]
Mais, comme nous l’avons vu dans l’article précédent, la philosophie se situe en fait au-dessus des sciences particulières, parce qu’elle fait abstraction de leurs résultats et recherche leurs causes et raisons ultimes.
Ainsi, le cardinal poursuit :
Une telle opinion découle d’une incompréhension du rôle que la philosophie croit bon d’assumer et, par conséquent, de la portée de ses prétentions.
La philosophie ne prétend pas être une science particulière qui aurait sa place à côté des autres sciences et un domaine d’investigation restreint ; elle vient après les sciences particulières et se place au-dessus d’elles, traitant d’une manière ultime de leurs objets respectifs, s’enquérant de leurs connexions et des relations de ces connexions, jusqu’à ce qu’enfin elle arrive à des notions si simples qu’elles défient l’analyse et si générales qu’il n’y a pas de limite à leur application.
Ainsi comprise, la philosophie existera tant qu’il y aura des hommes dotés de la capacité et de l’énergie nécessaires pour pousser l’enquête de la raison jusqu’à sa limite la plus éloignée. Ainsi comprise, elle est un fait vivant, et son histoire remonte à plus de deux mille ans. [2]
Aujourd’hui, ce que l’on appelle l’étude de la philosophie est souvent en fait l’étude de l’histoire de la philosophie, une discipline tout à fait différente. L’histoire de la philosophie fait partie de la science historique et est l’étude de ce que les philosophes du passé ont cru. Il ne s’agit pas de la philosophie bimillénaire dont parle le cardinal Mercier. Cette philosophie est l’étude de la totalité de la réalité elle-même et ses conclusions forment un ensemble de connaissances permanentes et vraies.
Ce corpus existe encore et il faut le retrouver, car sans lui, la connaissance humaine est incomplète
L’ensemble des sciences sans la philosophie est comme une arche sans clé de voûte. Aucun édifice construit sur cette base ne peut tenir debout. La philosophie est la pierre qui garantit que toutes les pierres atteignent leur objectif collectif de former la structure de la véritable connaissance humaine.
La philosophie est d’une importance cruciale pour tout le monde :
- Les individus bénéficient de manière évidente d’une compréhension plus approfondie du monde qui les entoure. La philosophie nous amène à comprendre la trame de la réalité, y compris le fonctionnement de notre âme, la nature de Dieu et les principes éthiques qui devraient guider nos actions.
- La société bénéficie de la vraie philosophie, car le bien commun exige que ceux qui gouvernent et légifèrent le fassent sur la base de principes corrects.
- L’Église en bénéficie, car la philosophie nous aide à expliquer plus clairement la doctrine de la foi. Nous verrons plus loin dans cette série que l’estime de l’Église pour la vraie philosophie est telle qu’elle a inclus sa terminologie dans ses définitions infaillibles et irréformables de la doctrine révélée.
Par conséquent, nous ne pouvons pas nous contenter de traiter la philosophie comme un passe-temps, en nous contentant de lire certains auteurs pendant notre temps libre, tandis que notre esprit continue à fonctionner selon le scénario fourni par le monde moderne.
Les sciences empiriques ne peuvent répondre aux questions fondamentales de la vie, du sens et de la moralité. Si nous ne sommes pas satisfaits par les réponses vides qui passent pour de la sagesse dans le monde moderne, nous devons nous tourner vers la philosophie pour trouver des réponses.
Nous avons intérêt à nous demander s’il existe une philosophie qui soit vraie et, dans l’affirmative, laquelle.
L’homme est capable de développer une véritable philosophie
L’homme est un animal rationnel. Nous recherchons la vérité et l’intellect humain est capable d’atteindre la vraie connaissance. Nous avons déjà vu que, du point de vue de la foi surnaturelle, la fiabilité des sens et la capacité de l’intellect humain à atteindre certaines connaissances sont soutenues par l’autorité d’enseignement infaillible de l’Église catholique.
Mais nous n’avons pas besoin d’une foi surnaturelle pour nous en rendre compte. Le processus par lequel nous formons des jugements fiables a été discuté dans un article précédent.
Mais pour illustrer la capacité de l’esprit humain à atteindre la connaissance par l’abstraction, considérons l’extraordinaire applicabilité des mathématiques.
En mathématiques, l’intellect fait abstraction des objets concrets et traite de quantités abstraites, les nombres. À partir de cette base simple, l’intellect humain atteint des structures complexes de connaissances qui, lorsqu’elles sont appliquées à la réalité, se révèlent refléter la réalité : les avions volent, les satellites gravitent autour de la terre, les téléphones portables vous présentent cet article à lire, et ainsi de suite.
Nos actes quotidiens, comme le fait de choisir de prendre l’avion et de s’attendre à arriver sain et sauf à destination, démontrent notre conviction dans la fiabilité de la connaissance humaine.
Il n’y a donc aucune raison de nier cette fiabilité dans le domaine de la philosophie. La philosophie utilise les mêmes capacités d’abstraction et de raisonnement que les mathématiques. Elle parvient à des conclusions qui sont également certaines.
Certes, l’homme est frappé par l’ignorance et le péché, son intelligence est obscurcie et sa volonté est faible, mais il est malgré tout capable de construire un véritable système philosophique.
Étant donné qu’un tel système peut exister, est-il possible d’identifier lequel des systèmes concurrents est la vraie philosophie ?
Monseigneur Paul Glenn a défini trois critères qui peuvent nous aider à identifier la vraie philosophie. [3]
Première marque : « La vraie doctrine philosophique doit se présenter comme constante, comme historiquement continue ».
Les vraies doctrines philosophiques, étant vraies, seront également permanentes, elles persisteront tout au long de l’histoire de l’humanité. De nouvelles théories peuvent apparaître pendant un certain temps, mais, dans la mesure où elles sont erronées, elles seront abandonnées et l’on reviendra à ce qui a fait ses preuves. Les idées qui sont vraies seront incorporées dans le système philosophique plus large.
Par exemple, nous pouvons constater qu’en matière d’éthique, il existe une remarquable unanimité à travers les cultures et à travers le temps. Certaines cultures, à certaines époques, peuvent trouver une justification philosophique à des actes que la plupart des cultures considèrent comme contraires à l’éthique, mais il s’agit là d’exceptions au consensus général de l’humanité.
Deuxième marque : « Une vraie doctrine philosophique s’emboîte avec d’autres de son genre dans une sorte de sécurité réciproque, de sorte qu’il y a une véritable cohérence dans le système de ces vérités ».
La vraie philosophie sera cohérente en tant que corps de doctrine. Ses doctrines se complètent. Elles ne seront pas contradictoires. Elles s’expliquent mutuellement et s’appliquent aux différents domaines de la philosophie. Et au fur et à mesure que le système se développera, sa cohérence deviendra de plus en plus évidente.
Troisième marque : « Les vraies doctrines philosophiques doivent être immuables en elles-mêmes ».
La vérité ne change pas. Ce qui est vrai aujourd’hui sera vrai demain ; ce qui était faux hier sera faux demain. Au fur et à mesure que notre connaissance des autres sciences augmentera, les doctrines de la vraie philosophie deviendront de plus en plus évidentes, et les fausses philosophies seront démasquées et s’évanouiront.
Ces trois arguments font appel à notre raison naturelle, mais il y en a un quatrième qui aura du poids pour ceux qui ont une foi surnaturelle : la vraie philosophie sera celle qui est compatible avec les vérités de la révélation divine proposées à notre croyance par l’autorité enseignante de l’Église catholique.
Cette vraie philosophie existe-t-elle ?
Oui, c’est la philosophie qui a ses fondements dans les anciennes cités grecques d’Asie Mineure, et qui a atteint son épanouissement chez Socrate, Platon, et surtout chez Aristote.
C’est cette philosophie qui a aidé les Pères de l’Église à exposer la révélation chrétienne, qui a été préservée par l’Église lorsque la lumière de l’érudition risquait de s’éteindre et qui s’est rallumée lors des grands renouveaux de l’érudition chrétienne aux IXe et XIe siècles.
C’est cette philosophie qui a connu son âge d’or au Haut Moyen-Âge, sous la direction de grands esprits tels que saint Albert le Grand, saint Bonaventure et, surtout, saint Thomas d’Aquin.
C’est cette philosophie qui a été le rempart de la foi catholique pendant la Contre-Réforme et au Concile de Trente, où la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin a été déposée sur l’autel avec les Saintes Écritures et les décrets des Pontifes romains.
À propos de l’influence de saint Thomas d’Aquin sur les conciles œcuméniques depuis sa mort, le pape Léon XIII a écrit : « Dans les conciles de Lyon, de Vienne, de Florence, du Vatican, on eût cru voir saint Thomas prendre part, présider même, en quelque sorte, aux décrets des Pères, et combattre, avec une vigueur indomptable et avec le plus heureux succès, les erreurs des Grecs, des hérétiques et des rationalistes. » [4]
C’est cette philosophie dont le déclin a été contemporain de l’abandon par l’esprit occidental de la raison et de la salubrité, et dont le renouveau, sous une succession de pontifes romains, a apporté un nouvel espoir que « toutes choses pourraient être restaurées dans le Christ ».
C’est cette philosophie qui a été abandonnée lors de l’apostasie qui a suivi le Concile Vatican II et qui a inauguré l’ère la plus sombre de l’histoire de l’humanité.
Cette philosophie est la braise à partir de laquelle le feu de la civilisation occidentale doit à nouveau être allumé.
Nous retracerons plus en détail chaque étape de ce voyage dans les articles à venir.
Références
[1] Désiré-Joseph Cardinal Mercier, Manuel de philosophie scolastique moderne, tome I, p. 1.
[2] Mercier, p.1-2.
[3] Mgr Paul Glenn, Introduction to Philosophy, (St. Louis, 1944), p.18-19.
[4] Pape Léon XIII, Lettre encyclique Æterni Patris « Sur la restauration de la philosophie chrétienne », Nos. 22-23.
Les articles de la série :
- Série sur la philosophie catholique — les étapes
- Dieu existe. Mais son existence est-elle évidente en elle-même ?
- Est-il possible de prouver l’existence de Dieu ?
- L'existence de Dieu peut être connue à la lumière de la raison naturelle
- Sans Dieu, rien d’autre ne peut exister
- Les êtres créés ne peuvent pas être à l’origine de la création — seul Dieu peut l’être
- L’Église catholique enseigne que les hommes peuvent connaître l’existence de Dieu par la seule raison
- La philosophie scholastique
- Nietzsche et Kant ne vous mèneront pas à la vérité — c’est la philosophie scolastique qui le fera
- Les merveilles de la création nous conduisent à Dieu
- La révélation et les cheminements de la philosophie