Par Jeanne Smits (Reinformation.tv)
C’est un tremblement de terre qui secoue la chrétienté que cette Correctio filialis par laquelle près de 70 théologiens laïques et clercs ayant charge d’âmes ont interpellé le pape François à propos des erreurs répandues à la faveur de son exhortation post-synodale Amoris laetitia. La presse mondiale ne s’y est pas trompée qui a accordé une large place à ce document très long, très argumenté qui met en évidence non seulement les problèmes inhérents au texte, mais encore les paroles, les actes et les omissions du pape qui favorisent sept propositions hérétiques clairement identifiées par les signataires. Mais – et cela n’a rien de surprenant – le fond de l’affaire n’est que rarement évoqué. On parle de la forme de la Correctio, de son opportunité, du poids (ou pour certains, de l’absence de poids) des signataires, de la présence de Mgr Fellay de la Fraternité sacerdotale saint Pie X parmi eux. On fait remarquer, à la suite des signataires qu’une telle démarche n’a pas été entreprise depuis le Moyen Age. On sous-entend que de telles discussions relèvent de temps où l’on ergotait sur des dogmes et où l’on brûlait des sorcières. « Qu’il soit anathème », c’est démodé ! Mais sur la réalité du danger d’hérésie ? Rien ou quasi.
“Amoris laetitia” et les actes du pape favorisent l’hérésie
Cela correspond parfaitement à l’attitude du pape François. Même s’il laisse assez clairement entrevoir sa préférence pour l’interprétation d’Amoris laetitia dans un sens qui rompt avec la doctrine traditionnelle de l’Eglise, en jugeant possible que des divorcés remariés puissent communier alors que leur première union sacramentelle existe encore, il refuse de parler clair à ce sujet. Le « pape du dialogue », celui des « ponts »et des « serrements de mains » a opposé le silence à toutes les initiatives qui se sont déployées depuis la mise en route des synodes sur la famille, les manipulations qui les ont accompagnés et la publication de l’Exhortation apostolique. Les quatre cardinaux des Dubia – il n’en reste que deux, leurs Eminences Joachim Meisner et Carlo Caffarra étant morts tout récemment à quelques semaines d’intervalle – n’ont obtenu de sa part que le silence, et leur demande d’entretien est elle aussi restée sans réponse.
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Les auteurs de la Correctio se sont heurtés à un même mutisme, comme si eux ne signifiaient rien, comme si leurs interpellations angoissées pour l’Eglise ne méritaient pas la moindre prise en compte. Et c’est bien pour cela qu’ils sont passés à la publication, plus d’un mois après la remise de leur lettre au pape François. La réponse médiatique est la même. Ils représentent une fraction infime du monde catholique, il ne faut donc pas les écouter ni les prendre au sérieux. Personne ne s’intéresse aux problèmes qu’ils soulèvent.
Une exception notable cependant. Le cardinal Müller, récemment débarqué de la Congrégation pour la doctrine de la foi, tout en rappelant que le pape mérite « l’entier respect », a déclaré à Edward Pentin du New Catholic Register que ceux qui le critiquent honnêtement « méritent une réponse convaincante ». Ne niant pas la gravité de la situation, il a suggéré que le Saint-Père puisse nommer un groupe de cardinaux, ainsi que des représentants sérieux des critiques du pape, pour lancer une disputatio théologique. Cela a au moins le mérite de reconnaître qu’il y a matière à discussion.
Sept propositions hérétiques qui n’intéressent pas la presse
Quant aux cardinaux des Dubia, ils n’ont pas été sollicités pour signer la lettre. Leur démarche, si et quand elle se concrétise, sera une correction fraternelle et non filiale. Le cardinal Burke, perçu comme le plus haut dignitaire de l’Eglise à avoir exprimé ses « doutes »à propos des glissements doctrinaux favorisés par Amoris laetitia, a d’ailleurs fait savoir que l’absence de sa signature au bas de la Correctio ne signifiait rien.
L’agence de presse italienne ANSA a publié une dépêche annonçant que le site de la Correctio a été rapidement bloqué au Vatican, ce qui constituerait un black-out aussi contestable qu’inutile, puisqu’il suffit simplement de changer de réseau, de fournisseurs d’internet ou d’emplacement pour y accéder quand même. Le directeur de la Salle de presse du Saint-Siège, Greg Burke, a affirmé qu’il n’en était rien, et que les internautes sur certains réseaux du Vatican avaient été bloqués simplement au moment où ils voulaient accéder à une page requérant le renseignement de données personnelles, comme c’est le cas pour tous ces types de page. « Vous ne pouvez pas vraiment imaginer que nous ferions cela pour une lettre comportant 60 noms », a plaisanté Greg Burke en évoquant l’affaire avec Il Giornale.
Y avait-il vraiment matière à rire ? C’est toujours ce même traitement par le mépris, ce refus d’évoquer le fond, cette manière de prétendre que le petit nombre des signataires de la Correctio dispensait de toute réaction sérieuse.
Une analyse serrée d’ “Amoris laetitia”
De l’incident, je ne retiendrai que ceci : la page à laquelle les internautes du Vatican n’avaient pas accès est celle où on peut signer le document et elle est signalée comme telle. Cela veut dire que certains avaient peut-être envie de passer à l’acte, même dans les bureaux les plus rapprochés du pape.
La lettre de la Correctio est facilement accessible. Sa version française complète est ici. Je l’ai évoquée dans un premier temps ici. Le site de la Fraternité sacerdotale saint Pie X a publié ici la traduction de la partie de la lettre rédigée en latin, qui expose les propositions hérétiques que les signataires voudraient voir le pape rejeter de manière explicite.
C’est là le cœur de la lettre, qui expose les conclusions contestables auxquels on arrive en logique en appliquant le raisonnement d’Amoris laetitia tel que la directement ou indirectement soutenu le pape François.
La première proposition consiste à affirmer qu’une personne justifiée, c’est-à-dire ayant reçu le pardon de ses fautes, pourrait ne pas avoir la force, même avec la grâce de Dieu, d’observer ses commandements. Voilà qui contredit les promesses du Christ, sur son fardeau léger et la grâce suffisante…
La deuxième concerne les chrétiens qui « en toute conscience » choisissent de continuer de vivre comme mari et femme avec un nouveau partenaire alors qu’ils sont validement mariés : selon la logique d’Amoris laetitia, ils « ne sont pas nécessairement en état de péché mortel et peuvent recevoir la grâce sanctifiante et grandir dans la charité ». De là découle la troisième proposition : « Un chrétien peut être pleinement conscient d’une loi divine et peut volontairement choisir de la violer dans une matière grave mais ne pas être en état de péché mortel comme résultat de cette action ».
Le trouble des catholiques mérite mieux que le silence
On notera l’insistance sur la « pleine conscience » et la volonté délibérée. Certes, il peut y avoir dans la vie beaucoup de circonstances atténuantes, mais justement, Amoris laetitia expose le cas de personnes en voie de « discernement », qui ont donc par définition conscience d’être dans une situation irrégulière et qui choisissent d’y demeurer en raison de circonstances humainement compréhensibles (ne pas quitter le père ou la mère de ses enfants) mais que le Seigneur lui-même a pris la peine de désigner comme nécessairement adultères. Par une citation tronquée, Amoris laetitia ajoute qu’il peut être délétère pour une union illégitime d’imposer aux partenaires de vivre comme frère et sœur, faisant référence à une mise en garde contre les possibles inconvénients [de] l’abstinence prolongée entre époux légitimes dans le cadre de la régulation des naissances…
La quatrième proposition représente un sommet de la fausse logique en marche contre la vérité : « Une personne, tout en obéissant à la loi divine, peut pécher contre Dieu en vertu de cette même obéissance. » Autrement dit, Dieu pourrait vouloir et ordonner ce que sa propre loi proscrite. C’est la logique du : « Dieu veut pour moi dans mes circonstances que je me soustraie à sa loi et ce faisant, je suis sûr de faire sa volonté. » Morale de projection, où le sujet projette sur Dieu finalement, sa propre volonté, au motif de ses difficultés – et plus probablement, de ses préférences personnelles.
Voilà pour le général ; la cinquième proposition concerne la question particulière des divorcés remariés : « La Conscience peut véritablement et correctement juger que parfois les actes sexuels entre des personnes qui ont contracté entre elles un mariage civil, bien que l’une ou deux d’entre elles soient sacramentellement mariées avec une autre personne, sont moralement bons, demandés ou commandés par Dieu. »
Où Notre Seigneur a-t-il dit : « Va, et pèche encore ? »
La Correctio filialis justifierait un débat théologique selon le cardinal Müller
De tout cela découle la sixième proposition hérétique dérivant d’Amoris laetitia selon laquelle « Les principes moraux et les vérités morales contenus dans la Révélation Divine et dans la loi naturelle n’incluent pas d’interdits négatifs qui défendent absolument certains types d’actions qui par leur objet sont toujours gravement illicites ». A dire cela, on détruit totalement l’édifice de la morale, qui n’est pas une construction artificielle destinée à entraver l’homme mais un « mode d’emploi » correspondant à la bonté de Dieu qui désire le bien et le bonheur de l’homme. Cette loi par laquelle Dieu lui-même est en quelque sorte lié, puisqu’il ne peut vouloir ce qui est contraire à la vérité, à la beauté, à la bonté. La loi est le contraire de l’obscurantisme et de l’arbitraire, le contraire du privilège indu, elle est un instrument de paix et de justice sûr. Elle repose notamment sur la fidélité à la parole donnée : et que ferions-nous si l’alliance de Dieu avec les hommes pouvait être rompue par Lui ?
Cette logique de l’absence d’interdits absolus aboutirait à des conclusions effarantes : ainsi une femme consciente du caractère criminel de l’avortement, mais engagée dans une union, avec enfants, qui risquerait de voler en éclats sous la menace du mari ou du compagnon hostile à l’arrivée de ce nouvel enfant – oui cela existe – pourrait se sentir poussée en conscience à accepter l’« IVG » pour le bien de la famille et accomplir ainsi la « volonté » de Dieu correspondant à son état de faiblesse et de contrainte en faisant tuer son enfant à naître.
Et pourquoi pas l’avortement lorsque les circonstances « l’exigent » ?
Solution absurde. Non pas parce que cette femme n’aurait pas de circonstances atténuantes : elle en aurait sans doute, mais le meurtre de l’enfant à naître n’en serait pas moins un meurtre. Ce qui « sauve » la logique d’Amoris laetitia aux yeux du monde, c’est finalement le fait qu’on s’attendrisse sur une nouvelle union, une nouvelle famille jouissant des douceurs du foyer, et qu’on lui trouve des excuses et même une forme de grâce. Subjectivement, ça plaît. En pratique, cela conduit à « discriminer » entre les bons et les mauvais divorcés, les remariés méritants et les affreux briseurs de ménage. La complexité du couple humain peut-elle s’accommoder de tels jugements péremptoires sur les bons et les méchants ? N’est-il pas plus juste et plus miséricordieux de s’en tenir à l’objectivité de la situation ? Pour donner un maximum de chances à chacun d’amender sa vie et de la mettre en conformité avec la loi de fidélité qui nous vaut un Dieu donnant sa vie pour le pire des pécheurs ?
La septième proposition est celle qui découle directement des notes de bas de page d’Amoris laetitia, celle dont le rédacteur présumé de cette partie de l’exhortation, tant sa formulation rejoint ses écrits antérieurs, a en substance avoué qu’elle avait été escamotée : Mgr Victor Manuel Fernandez est très clair sur ce point.
« La question de l’accès possible à la communion de certaines personnes divorcées engagées dans de nouvelles unions provoquant de nombreux remous, le pape a cherché, sans y parvenir, que l’on fasse cela de manière discrète. C’est pour cela, après avoir développé les présupposés de cette décision dans le corps du document, leur application à la communion des divorcés au sein d’une nouvelle union a été explicitée dans des notes en bas de page », écrivait-il en août.
Mettez cela en regard avec la septième proposition : « Notre Seigneur Jésus Christ veut que l’Eglise abandonne sa discipline constante de refuser l’Eucharistie aux divorcés remariés et de refuser l’absolution aux divorcés remariés qui ne manifestent pas de repentir pour leur état de vie et une ferme intention de s’amender. »
L’auteur des passages favorisant l’hérésie, Victor Manuel Fernandez, met en évidence la rupture
Victor « Tucho » Fernandez s’en sortait avec une pirouette, affirmant que le pape ne veut en aucun cas que des personnes qui ne sont pas en état de grâce puissent communier. Mais il s’agit là du for interne, en définitive connu de Dieu seul. L’exposition des propositions hérétiques favorisées par le texte d’Amoris laetitia et certaines paroles, actions et omissions du pape – qui n’est pas, dans la Correctio, accusé d’hérésie à titre personnel – montre qu’il est question du for externe, de ce que l’Eglise peut voir, d’une réalité objective qui ne préjuge pas de l’état de la conscience de la personne.
Il me vient à l’esprit que saint Thomas More a accepté de mettre sa tête sur le billot pour défendre cette manière de voir. Lui qui ne voulait pas reconnaître la deuxième union du roi Henri VIII avec Anne Boleyn ne s’est pas laissé impressionner par les troubles de conscience de son souverain. Henri VIII répétait à qui voulait l’entendre qu’il estimait son union avec son épouse Catherine d’Aragon nulle parce qu’elle était l’épouse de son frère défunt (union jamais consommée, aux dires solennels de la reine espagnole), chose interdite par l’Eglise. Il y avait des raisons personnelles sérieuses pour qu’Henri VIII se « sente » non coupable de réclamer le mariage avec sa petite amie du moment, qui ne voulait rien moins que le trône et la bénédiction de l’Eglise. Le chancelier More s’en est tenu au fait, et au droit de la reine Catherine de voir son union reconnue comme légitime et protégée en tant que telle. Et il a préféré mourir plutôt que de dire le contraire.
Toute cette affaire d’Amoris laetitia n’est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, l’affaire de la petite fille enceinte de Recife. Violée par son beau-père, la fillette de neuf ans attendait des jumeaux, et sa mère, soutenue par des associations féministes, demandait pour elle d’avortement. L’évêque du lieu, Mgr Cardoso Sobrinho, avait fait savoir que la mère de la jeune fille s’en trouverait automatiquement « excommuniée ». On se souviendra du tollé dans la presse – une presse qui de manière générale ne croit ni à Dieu ni à diable et encore moins à la possibilité de l’enfer. L’excommunication était vue comme une manière d’exclusion ou de la communauté chrétienne, une peine rigide qui ne tenait pas du drame de la situation.
Ce n’est pourtant pas cela. C’est une manière pour l’Eglise de dire que le bien est ailleurs et qu’en s’en éloignant de manière aussi radicale, on se coupe objectivement de la grâce.
Dire le droit, rappeler la doctrine, est-ce faire preuve de rigidité
Au fond, c’est une même accusation de rigidité qui frappe ceux qui dénoncent la déviation d’Amoris laetitia par rapport à l’enseignement traditionnel et pérenne de l’Eglise. Un même rejet de ce qui est perçu comme une mise au ban de la communauté, et pourquoi pas une discrimination. C’est un raisonnement qui interdit le raisonnement, une pensée cotonneuse qui refuse les conclusions tranchées en ce bas monde, oubliant qu’elles peuvent être beaucoup plus douloureuses, et définitives, dans l’autre.
Ce qui change, entre l’affaire de Recife et celle qui nous occupe aujourd’hui, c’est la personnalité de celui qui favorise un changement doctrinal pendant que les partisans de la nouveauté affirment que le dogme et la doctrine ne sont pas atteints. Mais à les écouter, on comprend bien que ce sont le dogme et la doctrine qui apparaissent comme insupportables dès lors qu’on veut les appliquer de manière cohérente. C’est que la loi est considérée comme trop dure, parce qu’elle est à l’origine des souffrances qui peuvent aller de pair avec le respect héroïque de la loi divine… Souffrances qu’il n’est pas question ici de nier. Mais il ne faudrait pas non plus prétendre que nous ne vivons pas dans une « vallée de larmes ».
Et n’est-ce pas pour obéir à son Père, et pour accomplir pleinement sa loi, par fidélité à une alliance conclue avec un peuple volage, que le Christ est mort sur la Croix et qu’Il invite chacun d’entre nous à Le suivre ?